Scènes

La magie de Marquis Hill

Retour sur le concert de Marquis Hill au New Morning.


Marqui Hill © Chollette

Si vous n’avez jamais entendu parler de Marquis Hill, ouvrez une nouvelle page de votre navigateur et mettez en fond sonore l’un de ses albums. N’importe lequel, qu’il s’agisse de Méditation Tape, The Way We Play, Modern Flows, Love Tape ou encore le tout dernier de la famille Composers Collective : Beyond The Juke Box. C’est bon, vous y êtes ? Alors, laissez-nous vous présenter l’un des trompettistes les plus versatiles de la scène jazz actuelle.

L’expression Great Black Music prend tout son sens avec Marquis Hill puisque, tout au long de sa carrière, il n’a eu de cesse d’explorer les différents genres, styles et dynamiques musicaux issus de ce répertoire. Jazz évidemment, mais avec une pointe de hip hop, une pincée de R’n’B, une once de soul, un sacré paquet de groove, et surtout avec une technique impresionnante. Un son de trompette singulier, clair, doux, parfois brûlant, tendu ou gras qu’il parvient à faire évoluer, tels des reflets scintillants mouvants au gré de ses lèvres, de son souffle et de la pulpe de ses doigts. Évidemment sa carrière est parsemée de collaborations aussi prestigieuses qu’inattendues : Makaya McCraven, Christian McBride, Kamasi Washington, Pat Metheny, Common, Herbie Hancock ou encore Gregory Porter. Mais le plus intéressant est qu’il collabore aussi fréquemment avec des musiciens moins connus du grand public, mais dont le talent rime avec singularité comme Samora Pinderhughes, Manaseeh, Lord Jah-Monte Ogbon ou encore Jeff Parker.

Après avoir foulé la scène du New Morning au côté de Makaya McCraven il y a quelques mois, c’est cette fois-ci en tête d’affiche que revient Marquis Hill à l’occasion de la tournée de son dernier album. Accompagné de trois talentueux musiciens que sont le pianiste Mike King, le bassiste au collant Junius Paul et le batteur Corey Fonville.

Il entre sur scène et lance l’enregistrement d’une voix qui invite le public à « Sit back relax we gonna dive right into the music ! » ; puis une autre voix, sûrement celle de Coltrane, prend la suite et ancre une forme de spiritualité politique en répétant les phrases suivantes : « […] Well I thing every person has to do their part, I think my role it to play music and to play world peace ; music has the power to change the world, I think that it has a positive effect on human beings, and the sound of music is very powerful […] ». L’utilisation de samples d’interviews de musiciens est une chose que l’on retrouve assez fréquemment dans la discographie de Marquis Hill.
 Telle une forêt qui s’éveille, tout doucement, les musiciens accompagnent cette voix, créant petit à petit une ambiance dans laquelle se superposent mélodies et bruits. Une fois les instruments éveillés, la batterie prend le lead, suivi de très près par le reste de la section rythmique et ce piano solide, mais pressé de prendre la parole après que le trompettiste a fini d’en découdre avec la grille harmonique. Tout se fait avec hâte comme si on se retrouvait soudainement dans l’œil d’un cyclone, on ne sait plus où donner de la tête tant les musiciens ont de choses à dire et rebondissent de façon stupéfiante, permettant ainsi à l’ensemble de maintenir une dynamique et une énergie exaltante. Marquis Hill n’a même pas le temps d’éloigner sa trompette de ses lèvres que le batteur est déjà lancé dans une course ardente avec le pianiste qui après un accompagnement discret, prend subitement la relève. Dos courbé, lèvres serrées, yeux fermés, il nous délivre un solo délirant de dextérité et rapidité. La puissance de son jeu semble le consumer et le public reste fixé sur lui, comme se préparant à l’implosion. Accompagnée par une section rythmique solide, l’intensité va crescendo, jusqu’au moment où le trompettiste vient couper sa frénésie, avec douceur et fermeté.

Marquis Hill © Cholette

Le son de Marquis Hill est le plus élégant et lumineux que j’ai eu l’occasion d’entendre. Technique, mais clair, bavard, mais juste ce qu’il faut, un contrôle de son instrument suffisamment maîtrisé pour que toute dissonance puisse paraître spontanée et naturelle. Rien n’écorche l’oreille, tout est fait avec justesse, laissant suffisamment d’espace et de silence pour permettre au son d’être commun. Ce qui était assez étonnant d’ailleurs, c’est que nombre de ses solos n’étaient même pas relevés par les applaudissements ou les cris du public.
Le bassiste, plus discret, modère la vivacité du pianiste et du batteur. Mais il fait preuve d’une grande ingéniosité harmonique et surtout d’un groove à vous faire perdre haleine. À la contrebasse, il ajoute une texture qui crée une profondeur au morceau. À la basse, en quelques slaps, il change la couleur d’un morceau, et invite les autres musiciens à passer de la soul au gospel en quelques mesures. Sur « I Promise To Listen », il livre d’ailleurs un solo indécent de gourmandise qui fait hocher la tête et taper du pied. Marquis Hill clôture le morceau, après un solo dans lequel il décortique le thème de cette ballade avec facilité et évidence.

Après un bref entracte, les musiciens reviennent pour un second set avec tout autant d’énergie, mais une intensité plus mesurée. Sur « The Color Of Fear », on retrouve une trompette plus bavarde, mais laissant des espaces dans lesquels les autres musiciens viennent se faufiler, sans pour autant se bousculer. Dans le morceau suivant, le duo de sprinters crée en osmose une sorte de spirale sonore, soutenu par le bassiste. Puis l’atmosphère bascule. Marquis Hill revient aux commandes et commence à interpréter la mélodie de mon titre favori de Composers Collective : Beyond The Jukebox, « Balladesque ». Les premières notes de cette ballade donnent le frisson et c’est bien sûr une prestation somptueuse de ce titre à laquelle nous assistons. Avec cette trompette qui parvient à créer des couleurs et textures qui retranscrivent parfaitement les paroles écrites par Samora Pinderhugues. À la suite d’un morceau entre rythme cubain et éclat de be-bop new-yorkais, la performance se clôture comme elle a commencé. Avec cette fois une nouvelle voix qui énonce une certaine philosophie du jazz : « The power of jazz is that it’s an art form that allow you to express yourself. We do need to hear voice from a variety of communities. So I think the whole idea of chasing imitation is dangerous, like I told you when you think about the cultural fondation of the music is that it’s the moment to express yourself and not to copy people ». De façon lancinante, les musiciens accompagnent cette voix comme si les instruments s’endormaient, ils finissent dans le silence le plus complet.

L’identité musicale de Marquis Hill est une émulsion de différents styles et genres qui crée un paysage sonore aussi vaste que varié. On y retrouve un côté très contemplatif, voire méditatif, qui se mêle sans problème à des moments plus explosifs. Tout est question d’équilibre et d’harmonie, aussi bien au sein de la performance qu’entre les musiciens. Une présence charismatique, un son lumineux accompagné de musiciens au talent incontestable, ce concert était une nouvelle preuve que Marquis Hill est l’un des trompettistes les plus captivants de la sphère jazz.