Portrait

La technique de Bojan

FLASHBACK : les archives de So What et Le Jazz enfin en ligne.
Une analyse du style et du jeu du pianiste.


Pour beaucoup de jeunes musiciens, et plus particulièrement de jeunes pianistes, Bojan Z est l’homme à copier (à abattre ?). Il représente une sorte d’idéal du pianiste de jazz d’aujourd’hui, à l’aise dans tous les contextes.

Michel Portal ou Henri Texier, célèbres pour leurs écuries et/ou leurs découvertes, acquiescent
dans leur coin. Il ne nous appartient pas de discuter ici la justesse de leurs oreilles - votre serviteur
ayant d’ores et déjà pris l’engagement de jeter son gant à la face de tous les contradicteurs.

Bojan Z a souvent été loué pour ses trouvailles en matière de modes ou de gammes que tout le
monde s’est empressé de trouver « très bosniaques ». L’écoute attentive des
disques enregistrés par le pianiste, en sideman comme en leader démontre de prime abord son
aptitude à saisir toutes les techniques be-bop, free, jazz-rock et swing que l’Amérique et
l’Europe aient enfantées.
Son jeu de piano, très précis, peut d’abord se présenter comme la synthèse et la
continuation de toute une école de piano swing dédaignant les effets virtuoses autant que la
violence - les noms de Wynton Kelly et de Bill Evans nous venant immédiatement à la plume. Il
faut pourtant noter que Bojan Z use peu des effets bluesy dont fait montre Wynton Kelly et adopte bien souvent un jeu beaucoup plus horizontal (primauté faite à la mélodie au
détriment de l’harmonie, des accords) que son second confrère. En cela, il se différencie
très nettement d’un Brad Mehldau, autre excellent improvisateur actuel, plus attaché à
produire du contrepoint (habileté à conduire plusieurs lignes mélodiques simultanément). Bojan Z
rejoint toutefois Kelly par une sonorité merveilleuse, très ronde ainsi que par une aptitude assez
peu courante à varier les attaques.


Il est maintenant temps, cher lecteur, de rentrer plus avant dans les détails de son jeu - pardon à
ceux qui se découvriraient subitement une envie pressante et indéterminée.

Bojan Z use en général d’un jeu très horizontal, d’où la main gauche
(habituellement réservée au rôle harmonique) est quasiment absente ou bien très discrète - ceci
étant surtout valable pour les enregistrements studio du pianiste. Il s’agit alors de
construire une mélodie plus ou moins chantable et d’enchaîner les modes (sortes de
gammes vieilles comme le monde, mais très appréciées par les jazzmen depuis Bill Evans, Sun Ra
et Miles Davis), à l’image de McCoy Tyner et de la plupart des pianistes
d’aujourd’hui. En concert, ainsi que dans certains morceaux rapides, Bojan Z peut
se montrer extrêmement prolixe, ses improvisations toujours maîtrisées dédaignant le silence
d’une façon inqualifiable. La main gauche intervient afin de doubler la mélodie de la main
droite, à l’unisson ou bien à la tierce.

Ne faisons pas de cette description une règle stricte : Bojan Z peut, face à une rythmique puissante
(du style Chevillon-Baron dans « Mutinerie », Dockings), se montrer très pugnace, utilisant accords
violemment frappés, contrastes de registres et autres lignes brisées. Si notre pianiste privilégie le « 
continu » au « discontinu » (à l’inverse de Thelonious Monk, par exemple), son jeu peut se
faire également très parcimonieux, voire cadavérique (sur « Ingenuity », Yopla !), assez proche du
style de Stephan Oliva. Leurs points communs à tous deux étant la recherche de la couleur.

Bojan Z se distingue de ses confrères par l’utilisation d’une ornementation très
fournie : mordants, gruppettos, appoggiatures et autres répétitions rapides de notes ou motifs
sont convoquées dans ses improvisations sur tempo lent ou médium. Cette répétition peut même
devenir motif, comme dans « Indiens » (An Indian’s Week, vous l’aviez deviné) où
le solo s’ouvre et se ferme par la note sol 4. Bojan Z fait aussi dans la répétition de motifs
courts, tels que des montées ou descentes de gammes, plus ou moins « dans le ton » (jeu « out »,
très prisé par les jazzmen). Contrairement à quelques-uns de ses confrères, toutes ces techniques
ne visent pas nécessairement à atteindre le paroxysme, mais plutôt à rechercher de la couleur. Le
dernier album d’Henri Texier le voit ainsi construire ses solos à bases de grappes de notes
(motifs exposant une série de notes très voisines), tout en gardant à celles-ci leur audibilité, à la
différence de John Coltrane ou même de Joachim Kühn, auquel cette technique fait le plus penser.
Signalons enfin de nombreux mélismes tout à fait caractéristiques ainsi qu’un certain
caractère dansant de l’improvisation, donné par une alternance entre notes piquées et
motifs legato.

Il faut également souligner l’écoute prodigieuse dont fait preuve notre pianiste. On peut
d’ailleurs trouver dans les disques de nombreux exemples de duos plus ou moins
explicites, par exemple avec Marc Buronfosse (cb.), Tony Rabeson (batt.) ou Julien Lourau (sax.).
Bojan Z s’est également affirmé, au moins depuis 1993 et « Mashala » comme un
compositeur tout à fait original. Contrairement à son style d’improvisateur, sa manière
compositionnelle (on vous avait prévenu, cher lecteur) se caractérise par une grande recherche
rythmique, dans le prolongement du be-bop : il s’agit de faire croire à l’auditeur
que le 4/4 est la mesure la plus floue qui soit, et que les mesures impaires sont les plus fiables.
D’où une floraison de morceaux en 7/8 (« Dugun Evinde », une composition turque ; le
solo de « Un demi-porc et deux caisses de bière », de Julien Lourau) ainsi que de beaux exemples
de brouillage rythmique (« Beyond the frame » en 4/4, ou « MultiDonKulti » et « Yopla ! » en 12/8).
Les compositions, signées par Bojan Z ou bien reprises du folklore yougoslave, macédonien ou
turc, adoptent des tempos lents ou médiums (exception faite de « Go », « Yopla ! » ou « CD-Rom
 »). Leur structure en est souvent assez complexe, à la différence de leur harmonie - priorité étant
donnée à l’exploration modale. « Beyond the frame » repose ainsi sur un seul accord de
Fa# mineur, « Mashala » sur la seule tonalité de Do# mineur. Les mélodies, rarement jouées par
un seul instrument, sont doublées soit à l’unisson (« Yopla ! ») soit à la quarte (première
partie de « Mashala »). Bojan Z joue sur des « hésitations » entre deux notes voisines (alternance
sixte majeure et mineure dans « MultiDonKuti »). Il ne dédaigne pas les surprises : reprise du
thème « Yopla ! » à la fin de « MultiDonKulti », subite modulation en Mi bémol mineur à la fin de « 
Beyond the frame », en Fa#mineur, non moins subit passage en Fa#mineur du thème « Night
thing », la première partie étant en Ré mineur, audacieux contrechant final de « She-dance »…
Ceci étant généralement lié à la préoccupation de la couleur.

Ici non plus, il ne faut pas surévaluer la présence de techniques spécifiquement balkaniques,
entendre l’introduction très Bill-Evansienne de la reprise du traditionnel macédonien « Zajdi,
zajdi ». L’influence yougoslave semble plus se manifester par l’abondance des
appoggiatures, la présence de nombreux chromatismes, certains mélismes et tournures de
phrases ainsi que l’utilisation de certains modes : « phrygien », « phrygien » avec tierce
majeure ajoutée, « mixolydien » avec sixte mineure, « dorien » avec quarte augmentée…