Entretien

Lakecia Benjamin : une quête essentielle

La saxophoniste Lakecia Benjamin parle de sa formation et sa tournée.

© Michel Laborde

Intituler un projet « Pursuance : the Coltranes », il fallait oser ! D’une part parce qu’il s’agit d’une référence au troisième mouvement du monument éternel « A Love Supreme », du saxophoniste légendaire. D’autre part parce que cette jeune musicienne inclut dans ce titre un hommage à Alice Coltrane, la femme de ce dernier, trop souvent oubliée. Si Lakecia Benjamin a « fait le métier », comme on dit dans le jargon des musiciens, dans le monde de la nu-soul et du R’n’B, elle revient à une forme d’essentiel, pour elle, en s’emparant du répertoire coltranien, lui insufflant une seconde jeunesse.

Lakecia Benjamin 2022 © Tara Keogh

- Mettez-vous à profit cette tournée pour envisager de nouvelles perspectives musicales ?

Nos perspectives s’inscrivent dans le travail que nous développons autour de John et Alice Coltrane. Je ne peux pas vraiment me permettre de tout dévoiler mais ce que je peux dire, c’est qu’il y aura de nouveaux invités, d’autres pièces du répertoire Coltrane, ainsi que des compositions personnelles inspirées, je l’espère, du travail que nous développons depuis un an et demi en tournée, autour de ce dernier. Et même si on n’a pas fini le cycle concerné, il peut arriver, qu’en concert, nous jouions un morceau inédit parce que, parfois, on ne sait pas vraiment ce que l’on va jouer à l’avance. En tout cas, avec mes musiciens, on essaye de faire en sorte que mes nouvelles compositions sonnent comme si Coltrane était né dans les années quatre-vingts dix, avec des parfums et une spiritualité similaires… les mêmes promesses quelque part, en prenant en considération la façon dont ma génération pense et ressent. Nous vivons dans un monde de recyclage et c’est une bonne manière de rassembler les gens que de creuser encore plus les directions proposées par les Coltrane.

- Comment envisagez-vous votre propre manière de jouer du saxophone ?

Justement, j’allais en parler ! Je suis de New-York. J’ai grandi dans un quartier où la plupart des gens étaient originaires de République Dominicaine, où résonnaient la salsa et le merengue, dans lesquels le saxophone alto est l’instrument numéro un. Lorsque j’étais enfant, j’entendais tout le temps ces sons (Elle chante une brève phrase syncopée). A l’école, il y avait bien entendu les cours, les pratiques artistiques et l’orchestre. Les cours, ce n’était pas vraiment pour moi ! Les arts, pourquoi pas. Mais quand je suis entrée dans la salle de l’orchestre, j’ai vu tout le monde jouer, danser et sourire. J’ai demandé à un enseignant si je pouvais essayer un saxophone alto et j’ai eu la sensation que, quelque part, c’était lui qui me choisissait.

J’ai une âme ancienne. Je suis toujours jeune extérieurement mais, intérieurement, je suis comme une vieille personne


- Comment une personne de votre génération a-t-elle réussi à se saisir du répertoire coltranien ?

C’est certainement parce que j’ai une âme ancienne. Je suis toujours jeune extérieurement mais, intérieurement, je suis comme une vieille personne. Un jour, une de mes amies de l’école, originaire de Californie, m’a fait écouter un disque d’Alice Coltrane, Ptah, the El Daoud (Impulse !, 1970). Le titre « Turiya and Ramakrishna » m’a vraiment interpellé.
J’ai immédiatement emprunté ses disques à la bibliothèque du quartier et, en lisant le livret de l’un d’eux, j’ai remarqué la mention « Merci John Coltrane ». Je ne savais pas qui c’était. Peut-être son frère ?! J’ai donc tapé son nom sur Google et là je me suis mis à écouter tous ses albums dans un ordre chronologique, à partir de 1952. Cependant, j’ai toujours gardé à l’esprit que John et Alice ne pouvaient aller l’un sans l’autre. C’était comme une illumination.

Lakecia Benjamin, L’Astrada (Marciac), 27/07/2022 © Michel Laborde

Au lycée, le responsable de la section musicale, Bob Stewart, qui avait joué avec Greg Osby, m’a encouragé dans mes recherches. De nombreux intervenants m’ont poussé à me dire « fini le merengue ». Mais je ne me suis pas immédiatement plongée dans Giant Steps. Comme j’avais commencé à écouter les premiers enregistrements de John avec Miles Davis, ce sont sur ces derniers que j’ai commencé à travailler. Je suis vraiment partie du début, un peu comme Max Payne (Détective d’une série de jeux vidéos, NDLR), même de son travail au saxophone alto avant qu’il ne rencontre Miles. Puis je suis passé par Blue Train, jusqu’à Interstellar Space. Je me suis rendu compte qu’il y avait des périodes, comme pour Miles : chaque session d’enregistrement est une période en elle-même.

Les femmes sont beaucoup plus bienveillantes dans leurs relations, en particulier dans le monde musical.


- Comment avez-vous intégré un univers, somme toute si « mâle » ?

Le monde lui-même est extrêmement mâle. Les médecins, policiers, les avocats, les politiciens… sont principalement des hommes. En tant que femme, je dois prendre cela en compte pour avancer, un pas après l’autre. L’une après l’autre, les portes finissent par s’ouvrir. Avec une perspective différente cependant : les femmes sont beaucoup plus bienveillantes dans leurs relations, en particulier dans le monde musical. On a cette capacité à envisager les relations dans leur globalité alors que les hommes ont trop tendance à séparer leurs perspectives. Il faut que nous envisagions nos rapports femmes/hommes comme s’il s’agissait du Ying et du Yang.

- Qu’en est-il de l’aspect politique de l’œuvre de John Coltrane ? De son éventuel écho dans notre actualité ?

Je propose une version de son thème « Alabama » [1] et c’est vrai que ça pourrait faire écho aux mobilisations Black Lives Matter. Nous vivons dans un monde globalisé désormais et, quand j’allume les informations, je vois la guerre en Ukraine, les assassinats politiques au Brésil ou en Chine, les crimes racistes aux États-Unis et ailleurs. Je pense que cette chanson est plus que jamais d’actualité.
Elle parle de ce qu’il peut effectivement arriver de tragique dans l’histoire humaine parce que les gens ne pensent pas de la même façon, ne se ressemblent pas, ne parlent pas de la même manière ou même ne ressentent pas les mêmes choses. Et pourtant, les virus ne s’embarrassent pas de telles différences. Ce que nous apprend cette chanson, c’est à mieux ressentir que nous sommes tous pareils. Aux États-Unis, en particulier, si les choses empirent, c’est plus sur le terrain des confrontations entre classes sociales que sur le terrain du racisme. C’est un pays essentiellement basé sur l’envie de posséder, sur l’argent. Cette chanson parle de quatre innocentes qui voulaient simplement pratiquer leur croyance et qui ne sont jamais revenues vivantes chez elles. Elle a un côté cathartique, d’autant plus que, quatre jours après l’attentat, c’était au tour de Kennedy de se faire assassiner.

Lakecia Benjamin, L’Astrada (Marciac), 27/07/2022 © Michel Laborde

- Qu’attendez-vous des musiciens avec qui vous développez le répertoire « Pursuance : the Coltranes » lors de cette tournée ?

Ils mangent beaucoup et adorent boire des bons vins !
J’attends surtout d’eux qu’ils ne m’enferment pas dans une boîte. Avec eux, j’espère pouvoir m’adapter aux conditions de réceptivité du public qui, un soir peut être calme, puis un autre soir particulièrement excité. En particulier avec les publics européens, qui me semblent avoir une grande capacité d’écoute, il faut vraiment être ouvert d’esprit pour répondre à leurs attentes. Il faut vraiment être attentif à donner aux différents publics ce dont ils ont besoin, ce qui implique de ne pas donner le même spectacle à chaque concert, ni le même message d’ailleurs. Ivan Taylor, le bassiste, je l’ai rencontré quand nous étions très jeunes et que nous avions eu la chance de jouer avec Rashied Ali [2] E.J. Strickland, le batteur, j’ai eu l’opportunité de faire sa première partie lorsqu’il jouait avec les Twin Brothers. Quant à Victor Gould, le pianiste, je le connais depuis moins longtemps mais je l’avais repéré dans son travail avec Jazzmehia Horn. C’est très plaisant de ressentir le fait que l’on grandit ensemble de concert en concert.

Ils ne se sont pas contentés de m’éclairer musicalement parlant. Ils m’ont aussi transmis une façon de survivre dans le monde de la musique


- Qu’en est-il du mentorat du contrebassiste Reggie Workman, dont vous avez bénéficié pour développer votre projet sur les univers coltraniens ?

J’ai rencontré Reggie Workman [3] lors d’une audition pour rentrer à l’université. Il était membre du jury. C’est comme s’il avait allumé une lumière en moi et qu’il l’avait faite se développer. Bien avant de penser au projet de l’album Pursuance, je suis allée chez lui pour écouter de la musique, la commenter, lire des documents d’époque, des partitions… et surtout jouer. Il m’a révélé des aspects de la musique de John Coltrane que j’ignorais, en particulier sur sa façon de la jouer. J’ai aussi pu bénéficier du mentorat de Rashied Ali, qui a longtemps continué de jouer avec Reggie, de la même manière. Ils ne se sont pas contentés de m’éclairer musicalement parlant. Ils m’ont aussi transmis une façon de survivre dans le monde de la musique, en m’encourageant à chercher ma propre voie. Il en a été de même pour les enseignements que j’ai pu recevoir de Gary Bartz ou de Dee-Dee Bridgewater, qui, elle, m’a éclairée sur ce que c’est d’être une femme dans l’univers musical. Maintenant, avec ce projet, nous sommes devenus vraiment amis. J’ai de la chance de bénéficier de leurs apports avant qu’ils ne nous quittent.

par Laurent Dussutour // Publié le 18 septembre 2022
P.-S. :

[1Thème composé par John Coltrane en 1963 à la mémoire des quatre fillettes tuées dans un attentat commis par le Ku Klux Klan contre une église de Birmingham, capitale de l’Etat éponyme

[2Percussionniste puis batteur de John Coltrane de 1963 à 1967, ce frère de Mohammed Ali est décédé en 2009.

[3Contrebassiste de John Coltrane sur les albums Africa/Brass, Olé (1961) et Impressions (1963), né en 1937