Chronique

Lakecia Benjamin

Pursuance : The Coltranes

Lakecia Benjamin (ts) + personnel détaillé

Label / Distribution : Ropeadope

Il en va de la musique comme de la météorologie : certaines journées sont ensoleillées, d’autres pas. Et celle qui commencerait par l’écoute de Pursuance : The Coltranes, le troisième disque de Lakecia Benjamin, fera assurément partie de la première catégorie.
Le pari était pourtant audacieux, qui consiste à assembler en un tout les musiques de John et Alice Coltrane. Ou plutôt faudrait-il inverser l’ordre, car cette jeune saxophoniste américaine a connu l’univers d’Alice avant celui de son John de mari : « Une de mes amies m’avait fait connaître Alice Coltrane. Elle était amie avec sa famille. Nous jouions sa musique tout le temps, et c’est ce qui m’a donné envie de commencer à écrire et créer. Puis j’ai ouvert le livret d’un des CD d’Alice et j’ai vu le nom de John Coltrane. J’ai demandé : qui est John Coltrane ? Alice a-t-elle un frère ? ».

Qu’importe après tout le cheminement son inspiration – laissons aux experts de la balistique musicale le soin d’en retracer le jour venu la trajectoire précise – puisque les deux mondes coltraniens se trouvent au bout du compte unifiés en un grand ensemble dont le fil rouge est celui de la spiritualité (voire du mysticisme). Et ceci bien au-delà de la collaboration active des époux Coltrane en 1966 et 1967, les années qui ont suivi la mort de John ayant démontré sans équivoque la force intérieure des compositions d’Alice.

Mais il est vrai qu’on pouvait être dubitatif face à l’ambition de Lakecia Benjamin en se disant que la musique des Coltrane n’est pas du genre facilement absorbable et que de fait, sa substance est impossible à transformer. Grave erreur ! Chez la saxophoniste, loin de toute mégalomanie ou inconscience, c’est le principe de l’élan collectif et de la générosité qui fait office de rampe de lancement à un répertoire gorgé de soul et de plaisir sans retenue. Celui de la fusion heureuse des styles, du jazz au hip hop, spoken word sur « Acknowledgement » inclus dans le package. Tout aussi séduisante, la liste des noms à l’affiche de l’album suffit à rendre compte du niveau d’élévation auquel nous sommes conviés. On notera ainsi la présence des figures historiques que sont Gary Bartz, Reggie Workman ou Ron Carter. Excusez du peu. Et puis une plus jeune garde, prête à en découdre (ainsi le batteur Marcus Gilmore). Sans oublier non plus The Last Poets, pionniers du rap et des cultures dites « urbaines ». Lakecia Benjamin, outre ses qualités d’instrumentiste, fait la démonstration de son respect envers le répertoire original (par exemple avec un « Alabama » ramassé dont le recueillement est proche de celui de la version de Coltrane) tout en manifestant sa volonté de musicienne libre de s’affranchir du cadre strict d’un exercice de reprises, énergie électrique convoquée si nécessaire (« Om Shanti »).

Alice et John Coltrane ne nous en voudront pas de dire ici que leurs compositions trouvent ici une nouvelle jeunesse, dont elles n’avaient pas forcément besoin parce que le temps les a préservées de ses effets. Mais Lakecia Benjamin leur offre là un bain de jouvence qui donne toute la mesure d’une fougue bienvenue, celle d’une saxophoniste qu’on remercie d’avoir osé être elle-même, sans maniérisme, et qui mérite – au-delà du cercle des seuls spécialistes ou musiciens – d’être plus largement connue de ce côté-ci de l’Atlantique.

Personnel : Lakecia Benjamin (ts), Ron Carter (b), Regina Carter (vl), Jazzmeia Horn (voc), Brandee Younger (harpe), Reggie Workman (b), Gary Bartz (as), Dee Dee Bridgewater (voc), Meshell Ndegecello (b, voc), Bertha Hope (p), The Last Poets (voc), Greg Osby (as), Steve Wilson (p), John Benitez (elb, voc), Marc Cary (p), Marcus Gilmore (dms), Keyon Harrold (tp), Marcus Strickland (ts), Georgia Anne Muldrow (voc).