Entretien

Laurent De Wilde

Rencontre avec le pianiste aux sentiers qui bifurquent

Laurent De Wilde est un musicien à part. Né aux Etats-Unis de parents français, il vit en France depuis l’âge de 4 ans. Etudiant brillant, il suit des cours de philosophie à l’Ecole Normale supérieure, puis retourne sur sa terre natale. C’est à New York que sa carrière de pianiste - autodidacte - débute. Entre 1987 et 1997, les six albums qu’il enregistre sous son nom sont souvent des succès critiques. Touche-à-tout talentueux, il publie également en 1996 une biographie de Thelonious Monk traduite en plusieurs langues.

L’année 2000 sonne l’heure du changement. Délaissant le jazz acoustique « traditionnel » d’où il vient et où il est reconnu, Laurent De Wilde décide de s’engager sur la voie plus incertaine de la musique électronique. Le titre explicite de l’album « Time 4 Change », paru en 2000, en témoigne. Viendront ensuite « Stories » puis, en octobre 2004, « Organics », du nom de son nouveau groupe. Pour la sortie de ce neuvième opus, Laurent De Wilde tourne partout en France.
Rencontre avec ce musicien aux multiples facettes qui ne lasse pas de surprendre.

  • Si vous deviez expliquer à quelqu’un la musique que vous jouez avec Organics, que diriez-vous ?

Pour utiliser un langage que tout le monde connaît, je dirai que c’est de l’électro-jazz. Et puis je rajouterais, au cas où la personne s’imaginerait quelque chose comme le groupe St Germain, « plutôt jungle ». Après avoir dit jungle, parfois l’œil s’ouvre, parfois il fuit ! Mais je ne prétends pas inventer un style ni lui donner un nom : ça n’a pas vraiment d’importance pour moi.

  • Votre musique est très festive, dansante et avant tout rythmique, mais elle garde du jazz les riffs, l’harmonie, les solos…

Michel Benita, interrogé sur son prochain disque, disait à propos du rapprochement opéré par le journaliste avec ma musique que je mariais électro et jazz, alors que lui voulait faire de l’électro pure, sans jazz. Je me suis rendu compte qu’il avait raison : je ne lâche pas le jazz. La musique qu’on fait vient du jazz. Gaël Horelou (au saxophone et aux machines) vient aussi du jazz, il connaît bien le répertoire be-bop et c’est très important pour lui. Nous sommes des musiciens pour qui le jazz est un quotidien.

Laurent de Wilde par H. Collon
  • Vous restez au service du jazz, donc ?

Sans profession de foi, notre but est d’amener le jazz sur un terrain qu’il a un peu quitté : celui d’un public debout, festif et qui n’a pas peur de se faire « envoyer du bois ». Notre démarche est de s’appuyer sur une culture existante de free party, de drum’n bass et d’une consommation de musique qui n’est pas du tout celle des amateurs de jazz en général. Du coup, on rencontre un public qui n’est pas un public de jazz, qui n’a rien contre le jazz, qui est tout à fait content d’en écouter et qu’on amène à découvrir des choses plus classiques. Ça permet surtout d’élargir le champ du public.

  • Qu’entendez-vous par « envoyer du bois » ?

Avec cette formation (Fender Rhodes, sax/machines, batterie, basse, - NDLR), nous avons une puissance de feu inatteignable en acoustique. A moins de jouer en big band à quinze sur scène, il est difficile d’obtenir une intensité sonore comparable. C’est d’ailleurs pour ça qu’on ne passe pas dans les petits clubs, on est trop bruyants ! En trio ou en quartet traditionnel, il est impossible de restituer cette transe rythmique. Or, la transe est essentielle dans notre musique : les répétitions, les boucles et tous les riffs très mécaniques, c’est vraiment important. Notre défi est d’intégrer les machines à un jazz contemporain.

  • Comment utilisez-vous les machines en concert ? A vous voir sur scène, on a l’impression que ça ne pose aucun problème.

(rires) Alors… comment ça marche ?! On fonctionne de la manière suivante : Gaël a les morceaux en entier dans son ordinateur, sur un logiciel. Chaque morceau est divisé en cinq ou six sections. Dans les sections, il y a beaucoup d’éléments, beaucoup d’informations, ce qui nous permet de combiner, de basculer de l’un à l’autre. Le plus gros du travail est davantage d’élaguer que d’épaissir. Le principe est de sans cesse modifier la densité des programmations. Entre les machines et les instruments, c’est un peu comme pour les vases communicants, parfois elles ne font quasiment rien, parfois elles jouent toutes seules. De plus, on n’est jamais à l’abri du plantage d’ordinateur en plein concert…

  • Vous improvisez avec les machines sur scène ?

Chaque section étant élastique, notre répertoire peut se dilater ou se contracter à volonté. Nous pouvons donc jouer 1h10 ou 2h avec le même set. C’est très ouvert. Gaël joue et improvise beaucoup avec les machines, notamment dans les 4/4 avec la batterie. Toutefois, dans la musique que l’on fait, où la transe est très importante, on essaye de rester dans un certain chemin : on n’a pas le droit de partir dans tous les sens, aussi bien rythmiquement qu’harmoniquement. Il y a plus de possibilités dans la jazz traditionnel.

  • Comment se passe la composition ?

Les compositions sont cosignées par Gaël Horelou et moi-même. Il vient chez moi avec des boucles et nous les travaillons ensemble. Le secret est d’avoir beaucoup de matériau et de savoir quelles différentes options proposent les sonorités à l’intérieur d’un morceau. Il faut que ça change sans arrêt, que ça soit évolutif. Puis on cherche les accords, les riffs… Quand on a quelque chose qui ressemble à un morceau, on le propose au groupe. On le joue et on discute ensemble de ce qui va ou ne va pas. On ajoute, on retire. C’est un processus bien plus long qu’en formation acoustique pure.

  • Et l’enregistrement ?

Il y a eu une évolution dans ma façon de procéder, heureusement d’ailleurs ! J’ai appris de mes erreurs de néophyte de la musique électronique et du matériel qui va avec. Sur Time 4 Change, j’avais tout retravaillé en studio. Pour Organics, nous avons d’abord réalisé un répertoire, répété et joué un ou deux concerts. Après, en studio, nous avons enregistré avec les machines en piste témoin. Enfin, nous sommes rentrés chez moi fignoler les programmations, bien proprement. Un autre de nos défis est donc de jouer le disque sur scène. Car un disque électro n’est pas comme un disque de jazz ; ce n’est pas l’instantané d’un moment partagé, d’une intimité entre plusieurs musiciens et qui ne se passera plus jamais comme ça. C’est davantage la création d’un répertoire, et cela prend du temps. Il faut travailler la matière et ensuite rejouer tout ça sur scène.

  • Quel est l’accueil de la critique ?

J’ai l’impression que mon travail suscite un intérêt que je qualifierais de complet et tardif. Depuis « Time 4 Change » c’est comme si j’étais parti en voyage et que les gens m’avaient observé, quelque peu dubitatifs. Mais j’ai continué. Cinq ans après, dans ce style de jazz, je fais partie des meubles. En France, il faut être là depuis un certain temps pour qu’on s’intéresse ouvertement, objectivement à ce que tu fais. Il faut réussir à être constant, ne pas lâcher l’affaire malgré les sceptiques. Et il est sans doute difficile pour des personnes d’un certain âge de se familiariser avec ce genre de musique, très forte, avec des infrabasses (rires).
Ce dernier disque étant le plus difficile d’approche des trois (albums de style électro - NDLR), le plus pointu, les commentaires chaleureux sont d’autant plus bienvenus dans ces conditions.
Par ailleurs, j’observe que l’environnement est de plus en plus hostile à la culture et à la musique : effondrement du marché du disque, baisse du choix dans les bacs des disquaires, coupes des subventions culturelles… On prend moins de risques : tout ce qui dépasse ou qui n’est pas calibré, qui n’est pas un plan sûr, dégage. C’est pour ça que faire un disque et jouer entre 50 et 60 concerts par an avec une musique qui ne soit pas mainstream (le courant dominant, - NDLR) c’est une bénédiction ! Je me considère comme privilégié d’avoir la chance de faire un métier que j’aime.

  • Peut-on mélanger les genres ? Jouer de deux styles musicaux presque opposés ?

J’ai dû poser un cas de conscience à certains journalistes. Car ce sont des critiques de jazz qui savent tout ce qu’il faut savoir, mais à qui le fait que j’appelle ce que je fais « jazz » pose un problème. Ils n’ont pas cette culture-là mais ne peuvent la négliger car il y a énormément de choses qui se passent. Je comprends que pour certains, on ne puisse pas mélanger. Beaucoup d’artistes se concentrent sur une forme d’expression, et c’est ce qui fait leur talent. Monk est de ceux-là. Et c’est très fort. Et puis il y a Miles, l’éternel voyageur. Les deux options sont bonnes et valides. Je fais plutôt partie de l’espèce des papillons.

  • Il y a d’ailleurs quelque chose dans votre son qui fait penser aux Headhunters ou au live We want Miles

J’ai souvent entendu ça mais ce n’est pas un parti pris de base. En ce qui me concerne, j’ai une culture adolescente de Miles et des Headhunters avec Herbie Hancock. Leur musique m’a influencé. Je ne crois pas que ce soit le cas pour Gaël. On me dit souvent que je ne fais que réchauffer la musique des années 70. Je joue du Rhodes, qui a une sonorité très ancrée, donc oui, ma musique vient forcément de cette période-là. En revanche, je pense qu’il y a une ressemblance entre nos musiques au niveau de l’urgence : elles sont dans des époques de grogne, où les choses bougent et se durcissent. Sauf qu’hier, on avait la certitude de pouvoir changer les choses. Aujourd’hui, on sait pertinemment qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.

  • La suite ?

Un projet en trio, totalement à l’opposé de ce que je fais avec Organics. Très minimal, très intime, acoustique, microclimatique ! (rires) Parce que dans cette espèce de puissance énorme que nous dégageons, je me rends compte qu’il me manque un petit quelque chose qui est l’intimité purement acoustique, la mouche qui vole. C’est quelque chose que j’adore et dont je me réjouis à l’avance. Mon objectif n’est pas de rester bloqué sur une chose précise. Mais je ne tourne pas le dos à l’électro, il y aura encore des concerts, de nouvelles expériences.