Chronique

Laurent De Wilde

Over the Clouds

Laurent De Wilde (p), Ira Coleman, Jerôme Regard (b), Clarence Penn, Laurent Robin (dm)

Label / Distribution : Gazebo

Over the Clouds, nouvel album de Laurent de Wilde, est une sorte de retour aux origines : celles du piano et du trio. Après maints « voyages » musicaux, c’est un peu comme si le temps était revenu, pour De Wilde, de retrouver une formule plus classique que celles adoptées depuis plus de dix ans, électronique et/ou expérimentales, et souvent réussies - notamment avec le comédien Jacques Gamblin. Cet album est donc une sorte de « temps retrouvé » puisque, en outre, le pianiste y est accompagné par le bassiste Ira Coleman, compagnon de ses débuts, Clarence Penn remplaçant Billy Hart ou Jack DeJohnette, qui furent ses batteurs il y a près de vingt-cinq ans.

La musique qui se déploie superbement ici démontre, si besoin était, que le temps n’a pas de prise sur elle. On sait que De Wilde est à la fois un des musiciens les plus inventifs et les plus sensibles de sa génération. On comprend qu’il n’a rien perdu de son intelligence, bien au contraire, à aller arpenter d’autres territoires. Que ce soit avec Ernest Ranglin ou des ordinateurs, au théâtre ou par l’écriture. D’ailleurs, il écrit fort justement dans son superbe Monk (Folio, 1996) : « La spécificité d’un jazzman est identifiable avant tout à son expression du temps dans la musique. Il y diffuse une pulsation personnelle qui se reconnaît entre mille. »

Il y a ici comme dans toutes les musiques multiples qu’il nous a déjà offertes, une identité, une cohérence, une pulsation qui, transcendant les formes, unit toutes les dimensions pour former un ouvrage en soi, quelque chose comme une œuvre unique.

Pour ouvrir ce nouveau parcours, retrouvant les sonorités et les climats qui fondent son parcours et façonnent sa création depuis les origines, Laurent De Wilde a choisi – évidemment pas par hasard – un standard, le si délicat et sensuel « Prelude To A Kiss » d’Ellington dont il écrit magnifiquement dans le livret qu’il fut « grand magicien des chromatismes et des soupirs de désir », et à qui il rend une seconde fois hommage avec « Edward K » (thème déjà enregistré avec Ira Coleman il y a quinze ans). Les autres compositions sont de sa main, excepté une alliance avec le contrebassiste pour un morceau joliment intitulé « Irafrica », sur lequel on a envie de danser ou de chanter, et un emprunt (« Fe fe naa efe ») à Fela Kuti, une musicien qu’il « rêvait », selon son expression, d’« adapter en trio depuis [son] adolescence. » Une autre manière de retrouver le temps… Pour cette musique joyeuse et envoûtante, il a demandé à Jérôme Regard et Laurent Robin de « doubler » Ira Coleman et Clarence Penn pour un foisonnement, une fièvre qui nous emportent hors du temps. Ou à tout le moins hors de notre conception, de notre perception habituelle du temps.

Mais le temps, ce sont aussi les temps, manière de désigner l’actualité. Celle-ci est présente dans Over the Clouds de façon dramatique : « New Nuclear Killer » fait référence à la catastrophe de Fukushima, l’intention explicite étant d’« en restituer l’inquiétant chaos couplé au déni invraisemblable de notre insouciante nation ». Même s’il avoue que le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur de ses espérances, le trio donne ici une musique empreinte de mystère et d’un peu de ce « désastre » dont Laurent de Wilde parlait avec une pertinente acuité, à propos de Monk toujours, dans sa récente interview dans nos colonnes : « Il y a un thème que je n’ai pas vraiment exploité dans mon bouquin et que j’aimerais aborder, c’est le désastre » ! C’est fait ! Mais musicalement. Sans le recours à l’écriture.

Over the Clouds dit, au-delà des thématiques abordées, combien la musique est essentielle, et que c’est seulement en partant d’elle seule qu’on peut dire ce qu’on a à dire. C’est parce que De Wilde, Coleman et Penn savent à chaque instant créer un rythme, un espace et un « temps » qui leur sont propres que leur musique est clairvoyance, lumières aux intensités variées, du plus clair au presque obscur, en passant par le crépusculaire. Et cela à l’intérieur d’un même morceau, parfois, comme sur le très émouvant « Some Kinda Blues ».

En écoutant Laurent De Wilde, sa maîtrise de l’accentuation, sa manière de faire sonner très différemment main gauche et main droite, sa détermination acérée dans la construction des compositions, on sent aujourd’hui plus que jamais que le temps, comme il l’a écrit à propos de Monk, est au cœur de la musique. Sans doute parce que celle-ci est rythme même, et que le rythme n’est autre que le temps, justement - sa manifestation au plus profond de nos sens et de nos émotions. Parce que la musique naît là où elle nous conduit, par-delà les nuages.