Chronique

Lazro / Léandre / Lewis

Enfances

Daunik Lazro (as), Joëlle Léandre (b, voc), George Lewis (tb, objets)

Label / Distribution : FOU Records

On peut compter sur Jean-Marc Foussat et son label Fou Records pour nous nourrir régulièrement en excitantes archives. Voilà le retour des pochettes noires, blanches et rouges : après Joëlle Léandre en quartet au Dunois en 1982 et le Willem Breuker Kollektief à Angoulême, voici un autre voyage temporel. Retour à la case Dunois, cette fois-ci en 1984, avec Daunik Lazro et Joëlle Léandre, l’une des âmes vivantes du théâtre parisien. Aux côté des deux improvisateurs français, un vieux complice étasunien, le tromboniste George Lewis qui se livre à l’une de ses prestations des plus enflammées, transformant son instrument en différents générateurs de bruits, de sons, de jeux d’embouchures ou de jeux tout court, comme en témoigne « Enfance 3 ». Sur l’archet rêveur de Léandre, il joue à cache-cache avec l’alto, s’entiche d’un cri qu’il fait glisser sur sa coulisse pour mieux attraper son complice soufflant, tout aussi turbulent. Enfance, le nom est idéal. Il évoque la malice et la pétulance qui peuvent résumer ce spectacle entier. Les idées jaillissent de partout, souvent désordonnées mais toujours propices à de nouvelles insouciances ludiques.

Le long « Enfance 5 » en est le parfait exemple. Joëlle Léandre chante, indubitablement plus lyrique qu’elle ne l’est aujourd’hui (on s’amusera notamment, dans « Enfances 8 » de sa citation de Carmen…), pendant que le saxophone de Lazro charrie des influences qui vont de Ayler à McPhee. Pour sa part, Lewis ponctue tout cela d’un arsenal de timbres divers, parfois indéfinissables, qui poussent ses camarades dans leur retranchements. Cela pourrait vite tourner à la farce, mais ce serait sans compter sur la capacité inédite de ces improvisateurs à se remettre en question. Lazro ferraille avec le trombone, s’invite dans le babil, souffle sur les braises alentour pour transmuer l’énergie en puissance. Lorsque la contrebassiste se met à crier à trois reprises « Mais qu’est-ce qu’il fait » dans un souffle, comme un affolement général, ses compagnons se mettent à la poursuivre dans un fracas aussi soudain qu’il peut être théâtral. La musique investit le champ de la nonchalance et de la malice, mais ce n’est pas au détriment de la maîtrise.

C’est sans doute ce qui s’épanche dans Enfances : enfance de l’art, enfance de l’improvisation… Joëlle Léandre venait de sortir ses Douze Sons, et l’on perçoit encore une articulation voix/archet en devenir  ; une partie de ce concert était consigné dans le double album Sweet Zee, paru chez HatHut en 1985 [1]. Il s’agissait du troisième album de Daunik Lazro sous son nom. C’est touchant et enrichissant, a fortiori si on ne l’a pas vécu, de se plonger dans cette captation ancienne qui dit beaucoup de choses sur l’improvisation actuelle et sur le cheminement de ces musiciens. Loin de la passementerie qu’impliquait la face de vinyle, nécessairement limitée en temps, le fait d’entendre d’une traite l’intégralité du concert permet d’apprécier la préparation acérée du trio. Ici, on dispose des erreurs, des fausses pistes, d’une création qui jubile de son immédiateté. Ce qui impressionne, c’est la volonté farouche de trouver un point de convergence, le plus intense qui soit. Il canalise sans effort une fougue où rien ne se perd. Ces enfants n’ont pas pris une ride. L’improvisation est une fontaine de jouvence.

par Franpi Barriaux // Publié le 20 novembre 2016

[1Ce disque devait d’ailleurs sortir sur le label suisse, comme nous vous l’avions annoncé. Il faut cesser de chercher à comprendre les logiques de publication actuelles et profiter des enregistrements…