Tribune

Le Fighting Spirit de Sonny Simmons

Sonny Simmons est un revenant multirécidiviste mais reste fragile. Pas sa musique.


Sonny Simmons par Franpi Barriaux

Après avoir joué avec les plus grands lors de l’émergence du free, après avoir signé plus d’un album encensé par la critique, il disparaît pendant vingt ans. Sa seconde carrière, tout aussi brillante, ne doit rien semble-t-il à un conte de fée hollywoodien.
Mais quand le sort s’acharne …

Il souffrait de polyarthrite depuis la fin des années 90, d’où sa démarche hésitante. Ce qui ne l’empêche pas de nous gratifier de superbes musiques. L’un de ses albums préférés, The Traveller, paraît d’ailleurs en 2005. D’autres seront publiés, jusqu’aux derniers en studio, Leaving Knowledge, Wisdom And Brilliance / Chasing The Bird ? (chez Improvising Beings ; 8 CDs !).

Sonny Simmons par Franpi Barriaux

Pour ne rien arranger, lors d’un bête accident domestique il se casse deux vertèbres. La moelle épinière est sectionnée. Les chirurgiens sauvent ce qu’ils peuvent, mais il ne pourra probablement plus jouer. Clap de fin pour la musique. C’était en 2014.

Mais le sort ne s’arrête pas là. Au début avril 2020, on apprenait que le méchant virus l’avait choisi, qu’il était dans une maison médicalisée dans le Bronx, et qu’une issue fatale était à redouter.
Il s’en sort.
Une énergie farouche à faire face à l’adversité.

À l’occasion de cette victoire nouvelle, je vous propose d’écouter Sonny Simmons, ce revenant multirécidiviste.
Pourquoi ne pas choisir une vidéo pour laquelle il a été payé ? C’était au Vision Festival de 2013, à Brooklyn, au Roulette. Il était en compagnie de Dave Burrell (p). C’est probablement sa plus récente apparition publique, quelques mois avant son accident domestique.

On le voit jouer assis, maladie oblige. Mais la combativité et la sensibilité sont là.

Dave Burrell choisit la quintessence. Il nous fait savourer les résonances entre ses notes. Quelques accords, parfois répétés, cette scansion étant aussi partagée à l’alto, un semblant de thème. La rareté, le silence, les dissonances comme sources de beauté musicale. On pense à Monk, bien sûr, mais c’est du Burrell. Le chant à l’alto dérape, s’éraille, s’étire, se brise parfois. Il cite Bird, sa référence, mais il en a d’autres. Certains accords au piano sont sources de phrases à l’alto. Les tourbillons de l’un se retrouvent chez l’autre. Les attaques du sax sont autant de coups de pattes d’un fauve. La mélodie est toujours présente à l’alto, certes un peu décalée, torturée, étirée vers les aigus, et toujours bouleversante. Le piano ponctue, avec force ; il cite « A Love Supreme » ; il nous laisse imaginer les notes entre les siennes. Du côté de Sonny Simmons, il y a cette magie du timbre qui surprend toujours, et son parcours free qui ne renie pas le bop. D’ailleurs a-t-il le moindre attachement à ces étiquettes esthétiques ?

il se met debout, visiblement heureux d’avoir, une fois de plus, relevé le défi

À la fin de leur pièce, alors que le public applaudit, Sonny Simmons repart. Battling Sonny. Ces deux-là nous mènent ainsi jusqu’au bout de leur set. Le public craque, les ovationne sans laisser de silence après la dernière note. Après un salut vers la salle, Dave Burrell se dirige vers Sonny Simmons, pour le féliciter, pour lui signifier son affection, pour l’aider à se relever. Ce dernier a mal aux jambes, mais il se met debout, visiblement heureux d’avoir, une fois de plus, relevé le défi, repoussé les limites du handicap.

C’est un superbe moment de musique ainsi qu’un témoignage. Après cela, son terrible accident domestique lui a paralysé les doigts. Le Covid qui l’avait agrippé n’a pas eu raison de lui. À présent, il s’en remet, lentement, mais il reste fragile.

Sa musique, en revanche, ne l’est pas.
C’est probablement le moment de prendre le temps pour réécouter ou pour découvrir sa première carrière, et peut-être davantage encore la seconde.

par Guy Sitruk // Publié le 7 juin 2020
P.-S. :

Plusieurs sources d’information sur la carrière de Sonny Simmons.
D’abord sur son site (tenu par un fan ?) Hello World
Un article dans Culture Jazz publié à l’occasion d’un film qui lui est consacré : La vie est belle
Une biographie (en anglais) de Sonny Simmons . Si cette langue vous torture (ah ça !), des traducteurs en ligne pourront soulager vos douleurs.
Et l’inévitable discographie sur Discogs

Sonny Simmons aurait confié que ses albums préférés étaient les suivants : Staying On The Watch (ESP), Burning Spirits (Fantasy), le quintette avec Prince Lasha, The Cry !, parce que c’est le jazz d’Ornette, de Dolphy… Son quatrième album préféré est The Traveller, paru en 2005 sur le label norvégien Jazzaway.
Les quatre pochettes :