Le Jazz à Sigma - Une chronologie commentée
Parallèlement à la mise à disposition des internautes de la chronologie du jazz au festival Sigma (1965 – 1995), établie par Michèle et Roger Lafosse - ce dernier fondateur et directeur de cette manifestation bordelaise dont je rappelle plus bas l’esprit et l’intention - je voudrais faire un certain nombre de remarques, destinées à éclairer le lecteur, liées pour l’essentiel à mes propres souvenirs de spectateur.
Parallèlement à la mise à disposition des internautes de la chronologie du jazz au festival Sigma (1965 – 1995), établie par Michèle et Roger Lafosse - ce dernier fondateur et directeur de cette manifestation bordelaise dont je rappelle plus bas l’esprit et l’intention - je voudrais faire un certain nombre de remarques, destinées à éclairer le lecteur, liées pour l’essentiel à mes propres souvenirs de spectateur.
Il faut dire d’abord que ce festival, fondé par un homme qui fut et reste à la pointe vive de la réflexion sur le sens et la place de l’art et de la culture dans la société, voulait chaque année, au mois de novembre (mais aussi ensuite pendant toute l’année) offrir au public bordelais la somme (d’où le sigle grec Σ) des propositions artistiques vivantes et actuelles dans tous les domaines, de la musique au théâtre en passant par le cinéma, les arts visuels et plastiques, la danse, les technologies nouvelles, et la réflexion théorique.
Soutenu de façon unique pour l’époque par un maire suffisamment éclairé et audacieux (Jacques Chaban-Delmas) pour avoir compris que l’art vif, même contestataire de la morale et de l’ordre établi, ne pouvait que profiter à l’image de sa ville, Sigma a donné de la capitale aquitaine l’idée d’une cité tournée vers le présent de l’art et de ses avant-gardes. La « belle endormie » [1] a ainsi inscrit à son palmarès les « premières » françaises d’un certain nombre de formations théâtrales, musicales, ou de danse, comme le « Living Theatre », le « Bread and Puppet », le « Grand Magic Circus », La « Fura dels Baus », mais encore Meredith Monk, Merce Cunningham, Lucinda Childs et les musiques de Philip Glass, Régine Chopinot, Sankai Juku, la compagnie Ariadone, Angelin Preljocaj, John Cage, Stockhausen en personne, Xenakis, Pierre Henry, Pink Floyd pour son premier concert en France, Cathy Berberian, Giovanna Marini, et tant d’autres. Le jazz, on va y venir. Mais citons encore les actions autour du cinéma expérimental, et les colloques, qui virent s’exprimer en toute liberté les artistes présents sur le festival. Un livre [2], publié en 1990 pour les 25 ans du festival rend compte de ce bouillonnement. On peut peut-être encore le trouver.
- Jean-Pierre Drouet/Photo Ph. Méziat
L’itinéraire personnel de Roger Lafosse devait le conduire naturellement à donner au jazz une place éminente : lui-même musicien (saxophoniste alto), il avait hanté les clubs de jazz dans l’immédiat après-guerre, allant jusqu’à se trouver présent lors de concerts de Charlie Parker, avec qui il a joué. Il existe une photo de cette « rencontre », et on dit même que Parker lui aurait proposé de le faire jouer aux USA. Je tiens de lui un disque unique (une acétate), enregistré en 1949, où on l’entend improviser sur des standards avec son trio, dans un style certes hésitant mais visiblement marqué par Charlie Parker, et même par Lee Konitz dont il possédait des 78 tours, dont les fameux « Intuition » et « Digression » gravés sous la direction de Lennie Tristano. Par la suite, délaissant la pratique du jazz tout en conservant pour cette musique un amour vif et informé, il a travaillé dans le champ des musiques électroniques. C’est au détour des années 60, après avoir croisé de nombreux artistes d’avant-garde, qu’il eut l’idée du festival, qui conservait de ses années de jeunesse un parfum de provocation mais tendait à l’inscrire dans le champ politique, au sens le plus noble du terme, c’est à dire dans la vie de la cité.
Je terminerai ce bref « portrait » en citant une phrase de Berlioz qu’il affectionne [3], et qui lui a permis de franchir bien des étapes quand la bourgeoisie bordelaise faisait feu de tout bois contre lui : « Il faut collectionner les pierres qu’on vous jette, c’est le commencement d’un piédestal [4] ».
Le jazz à Sigma, ce ne fut pas tout de suite évident. Sans doute marqué par son travail dans le champ des musiques contemporaines, Roger Lafosse s’est d’abord tourné vers les compositeurs en vue dans ce domaine, n’accueillant lors de Sigma 1 qu’un seul concert du trio de Martial Solal, rien en 1967 (Sigma 3), mais quand même Albert Ayler le 14 novembre 1966 (Sigma 2), le lendemain du concert de Paris (publié chez hatOLOGY), et non la veille comme la chronologie l’indique par erreur. Ce n’est pas rien, et ceux qui ont assisté à ce concert (Jean-Pierre Moussaron par exemple) se souviennent bien de l’accueil hésitant du public et des remarques quelque peu désabusées du saxophoniste à la pause.
En 1968, ce sont Gary Burton et Phil Woods qui sont présents, et à partir de 1969 le nombre de concerts de jazz augmente très sensiblement, entre autres parce que la programmation s’étend sur toute l’année. Dans la chronologie, le fait est indiqué dans la colonne de droite, « cadre », par le sigle CIS qui veut dire « Centre d’Information Sigma ». Gunter Hampel (avec Barre Phillips), Roland Kirk, Pink Floyd [5], Cannonball Adderley, Cecil Taylor, Miles Davis, Oscar Peterson, le « Free Music Group » de Michel Portal et Jean-Pierre Drouet, Duke Ellington, Ronnie Scott avec John Surman, Soft Machine, Tony Oxley avec Derek Bailey, Kenny Wheeler et Evan Parker se succèdent en divers lieux.
On le voit, l’éclectisme est de rigueur - c’était habituel dans ces années là - et cela ne posait de problème qu’à ceux qui voulaient alimenter querelles et controverses. On peut supposer que le « Bordeaux Hot Club » s’est déplacé en nombre et en ordre de marche pour le concert de Duke Ellington, et qu’il a fait le coup de feu pour troubler certains autres concerts [6] !
- Joe Albany/Photo Ph. Méziat
Les années 70 débutent bien, marquent un léger suspens entre 1972 et 1974, mais cela reprend de plus belle en 1975 avec quelque 26 concerts, suivis de 22 en 76, 28 en 1977, 15 encore en 1978, puis 21 en 1979. Quelques noms suffisent pour montrer à quel point la programmation (réalisée en collaboration avec Alain Boucanus, fondateur du label Musica Records, qui avait un magasin de disques à Bordeaux et vouait sa vie à cette musique) était en pointe, au point qu’il suffirait aujourd’hui d’en reprendre quelques-uns pour monter un festival très audacieux ! Keith Jarrett, Martial Solal, Herbie Mann (mais avec Sonny Sharrock), Mingus, Anita O’Day, le Free Jazz Workshop de Lyon, Keith Tippett avec Centipede (Septober Energy), l’Art Ensemble, Ornette Coleman, Miles Davis encore, Peter Brötzmann, Barre Phillips, Sun Ra, le « Nautilus » de Bernard Lubat (il dit lui-même que ce sous-marin a coulé assez vite), et puis encore Jean-Luc Ponty, Portal, Oliver Lake, Magma, Christian Escoudé, Frank Wright, Stan Getz, McCoy Tyner, Gato Barbieri, Mike Westbrook, Gary Bartz, Henry Cow, Archie Shepp, Dexter Gordon, Max Roach, Confluence, Elvin Jones, Joe Albany, Chet Baker, Gil Evans, Jacques Thollot, Joachim Kühn, Philip Catherine, Chris McGregor, Art Blakey, Enrico Rava, Barney Wilen, Pepper Adams, Bobo Stenson, Charles Tolliver, Don Cherry, Jacques Thollot encore (!), Sam Rivers, Mal Waldron, Anthony Braxton, John Tchicai, Marion Brown, Frank Lowe, Burton Greene, Paul Motian, Johnny Griffin, Bill Evans…
J’étais donc devenu bordelais dans ces années-là, et j’avais quelque prétention à faire de la photographie. Du coup, je ne suis pas sûr d’avoir assisté à certains de ces concerts avec toute la disponibilité d’oreille nécessaire. En revanche, j’ai des photos, pas très originales, pas très bonnes, mais suffisamment quand même pour qu’elles aient parfois servi à Alain Boucanus au verso de ses pochettes. J’ai ainsi « illustré » le premier Joe Albany, les deux McGregor en solo (fort recherchés aujourd’hui, non réédités), le premier disque de Philippe Petit, excellent guitariste local qui s’est ensuite installé à Paris et à contribué à la remise en route de Barney Wilen, et quelques autres dont le « Résurgence » de Jacques Thollot et un superbe disque en duo de Jean-François Jenny-Clark et Steve Grossman qu’on ferait bien de rééditer. J’ai tenté récemment, à la demande de Jean-Louis Ducournau et pour une revue à paraître en 2010, de restituer l’ambiance de ces « nuits » de Sigma, où nous étions nombreux à « pousser » pour entrer dans les salles, et où nous avions un grand appétit de musique. J’ai même – finissons-en sur ce sujet – participé à l’un des très rares stages de photographie dirigé par Jean-Pierre Leloir, au cours duquel j’ai appris à être exigeant sur la qualité des tirages. Pour le reste, c’est avec Guy Le Querrec que j’ai continué plus tard mon débat avec la photographie, mais c’est une autre histoire.
- Jacques Thollot/Photo Ph. Méziat
Les années 80 voient soudain le nombre de concerts de jazz fondre, puis se redresser à un niveau jamais atteint puisqu’en 1982 on en dénombre près de trente. Dans ces années-là on relève la présence de Junior Mance, Chick Corea, Gary Burton, Carla Bley, les « Brotherhood Of Breath » de Chris McGregor, Anthony Braxton en solo, Charles Tolliver, Dexter Gordon encore, Miles Davis bien sûr, le « Globe Unity Orchestra » avec tout le gratin du free, un big band de Martial Solal, les « Slikaphonics » de Ray Anderson, Michel Petrucciani en 1984, Hermeto Pascoal, Carla Bley décidément très présente, la compagnie Lubat.
Mais le nombre très élevé de concerts jusqu’en 1984, qui marque le début de la fin pour le jazz à Sigma, s’explique surtout par la présence, de plus en plus affirmée, des musiciens régionaux, à qui l’on confie des créations, quand ce n’est pas la direction de concours d’orchestres où, parfois, ils sont présidents du jury, concourent quand même, et remportent un prix (chose que relevait à l’époque avec humour Pierre-Henri Ardonceau [7] dans un article du journal Libération). J’ai moi-même participé une fois à ces concours d’orchestres : en duo, avec un batteur nommé Bernard Bégaud, aujourd’hui professeur de médecine, à l’époque passionné de jazz, de reproduction sonore en monophonie, et quelque peu anarchiste dans le discours. Toujours est-t-il que nous répétions, lui derrière ses fûts, et moi utilisant de façon spontanée et donc très quelconque divers instruments, saxophones, clarinettes, trombone, trompette, piano, contrebasse. Le jour du concours, je choisis la voie de l’ironie, cherchant à imiter, voire à contrefaire, Johnny Hodges somnolant, Chet Baker les yeux fermés avec un très long pull couleur châtaigne, et tentais aussi de faire advenir, au piano ou au trombone, quelque musique inouïe et librement définitive. Cette prestation de vingt minutes fut écoutée avec respect, et Pierre-Henri Ardonceau – que je ne connaissais pas bien à l’époque et qui faisait partie du jury – milita pour qu’on nous accorde un prix spécial de l’humour. Il ne fut pas suivi.
Roger Lafosse a toujours programmé, dans les diverses éditions de Sigma où le jazz avait une place importante, des musiciens et des projets régionaux. Je pense qu’il l’a fait par conviction et non pour obéir à un quelconque cahier des charges. D’une façon générale, nous sentions bien, à travers la liberté quelque peu provocante de son travail, que nous avions la chance d’assister à une partie de ce que le spectacle vivant avait de plus vif et de plus actuel. Nous n’osions guère l’approcher, grave erreur sans doute car il n’aimait rien tant que de répondre à nos interrogations. Aujourd’hui encore c’est le cas, et j’ai enfin pu établir avec lui un contact régulier.
Entre-temps, j’ai moi-même fondé (avec Phlippe Brenot) un festival de jazz (le « Bordeaux Jazz Festival »), qui a connu huit éditions (2001 – 2008). Elles ont toutes été dédiées secrètement à Roger Lafosse. Travaillant sur un domaine restreint - alors qu’il avait été capable d’embrasser la totalité des arts de son temps [8] – j’ai suivi son exemple, toujours soucieux (en adaptant la chose au monde d’aujourd’hui) de proposer au public ce que le « jazz [9] » avait de plus avancé, tout en incluant des musiciens fondateurs et les projets d’interprètes régionaux. Pour ce faire, à son exemple encore mais je ne le savais pas, j’ai mis toute mon énergie, et tous les moyens (modestes) dont disposait le festival, au service de la découverte de talents ignorés par les médias. Voyager, aller sur place écouter la musique vivante, fut la règle que je me donnais. J’ai appris depuis que lui-même avait toujours procédé ainsi : train de vie personnel modeste, mais mise en œuvre de tous les moyens disponibles pour aller « traquer » l’art où il surgit, où il se fait. Mettre le public en contact avec ce qui nous semble le plus en rapport avec l’esprit du temps, au risque de le surprendre, de l’étonner, voire de le brusquer, ont été des axes artistiques que nous avons partagés.
Cette conception de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’action culturelle » renvoie pour l’essentiel à Jean Vilar. Elle est devenue inactuelle, elle est donc intempestive, c’est ce qui en fait la valeur. Cette valeur n’est plus reconnue. Plus précisément, disons qu’elle n’est plus politiquement reconnue. Car pour le public, pour les musiciens, elle reste précieuse pour ce qu’elle comporte d’amour désintéressé. Ce qui ne veut pas dire que nous ne cherchions pas en même temps à en obtenir quelques avantages au passage, ne serait-ce que celui de la découverte !
J’ai dit : « au passage » : nous ne sommes que des passeurs, passeurs d’émotions, passeurs de vies et de pensées. Le vrai communicateur est un Hermès. Il assure le passage, prend ce qui lui revient sans empiéter sur ce qui est dû à l’artiste, ne se met jamais en avant pour lui-même. Question de mesure, et en même temps, pari sur le désir, et le partage.
(Janvier 2010)
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