Scènes

Le temps fou de Jonathan Jurion

Échos masqués de Nancy Jazz Pulsations # 7 – Vendredi 16 octobre 2020, Théâtre de la Manufacture : Jonathan Jurion.


Jonathan Jurion © Jacky Joannès

Des couleurs caribéennes pour honorer la musique du saxophoniste Marion Brown. Tel est le beau programme proposé par le pianiste Jonathan Jurion, dans la droite ligne de son dernier album, « Le Temps Fou ».

Qui se souvient de Marion Brown, saxophoniste américain estampillé free jazz et qui, au-delà d’une quarantaine d’albums en son nom propre, a pu jouer aux côtés de John Coltrane (Ascension) ou bien encore Archie Shepp (Fire Music) ? Ce musicien, qui nous a quittés voici dix ans, par ailleurs ethnomusicologue, aura souffert jusqu’à la fin de sa vie d’un manque de reconnaissance. Mais il a trouvé en Jonathan Jurion un ardent défenseur qui a récemment offert une relecture de sa musique aux couleurs caribéennes. Son album s’appelle Le temps fou et c’est ce répertoire qu’il vient présenter à Nancy Jazz Pulsations.

Jonathan Jurion © Jacky Joannès

Il flotte une émotion particulière dans l’air. Non seulement par la façon très tendre et humble à la fois dont Jonathan Jurion présente le musicien qu’il révère et veut conserver vivant dans nos mémoires, mais en raison du contexte politico-sanitaire qui assombrit terriblement l’avenir de celles ou ceux qui vivent de la scène. Pour beaucoup, c’est « le dernier concert avant… ». Il nous faut savourer ces instants qui menacent de devenir rares, plus que jamais.

La scène est largement occupée par un imposant dispositif composé de la batterie d’Arnaud Dolmen (déjà présent hier pour le concert de Sélène Saint-Aimé) et des percussions d’Olivier Juste. Ces deux-là vont hisser haut les couleurs caribéennes du répertoire et façonner leur gwoka avec beaucoup de jubilation. À leurs côtés, un contrebassiste aux très longs cheveux qui est tout sauf un inconnu : Michel Alibo, membre historique de Sixun, ce groupe de jazz fusion multicolore né dans les années 80. Un peu plus tard, et à trois reprises, le saxophoniste Jowee Omicil (déjà croisé par ici en mai 2019 à l’occasion d’une Nancy Jazz Session) viendra porter une parole volontiers free dont nous avons tous un peu besoin en ces temps qui, à défaut de folie, sont hélas trop souvent conformistes.

Je ne boude pas mon plaisir. La musique qui se joue est habitée, habillée de couleurs lumineuses, le trio rythmique luxuriant ; les sourires francs et la complicité Dolmen-Juste sont un régal pour les oreilles comme pour les yeux. Il y a aussi ce côté félin dans le jeu de Michel Alibo qui sait s’éloigner de la walking bass pour mieux épouser les formes mouvantes d’une musique aux rythmes complexes. Tout cela est très sensuel. Jonathan Jurion frappe et caresse les touches de son piano, son jeu est nerveux et chaleureux à la fois, il dessine de magnifiques motifs qui s’entrecroisent subtilement avec les percussions. Là où il se trouve, Marion Brown doit lui aussi avoir le sourire. Et lorsqu’il rejoint les quatre musiciens, Jowee Omicil déporte l’ensemble vers les rivages d’un jazz plus dissonant (à plusieurs reprises, son jeu me renvoie à celui d’un autre musicien libre, Ornette Coleman) et porteur d’imprévu. Je n’ose pas parler de free jazz mais… comme tout cela fait du bien ! Le temps n’est plus à la sagesse et la révolte de Marion Brown est sans doute plus que jamais d’actualité...

À l’exception d’une composition inédite (« Le sentier de la vallée »), presque tout le disque sera ainsi brillamment passé en revue. Les thèmes sont signés Marion Brown pour l’essentiel mais aussi Archie Shepp (« West India » joué en rappel) ou Harold Budd (« Bismillah ’rrahmani’ Rrahim »). Ce Temps fou restera aussi comme un temps libre et porteur d’une énergie dont nous aurons tous besoin à l’avenir.