Tribune

Le tour d’horizon de Sébastien Boisseau (II)

(« Vous avez la parole… »)
Seconde partie…


L’avenir du disque

Le forum des Allumés du jazz en janvier 2005 à Avignon en a évoqué les dangers et la précarité. Jean-Louis Pommier, Alban Darche et moi-même nous sommes retrouvés avec des refus de maquettes de la part des labels voilà plus de six ans, le terrain se précarisait déjà sérieusement. Plutôt que de continuer à perdre notre belle énergie en frappant à toutes les portes, nous avons conjugué nos efforts et monté notre propre label. YOLK est né ainsi. Chacun des groupes ayant produit son propre album, nous avons eu l’idée de les regrouper sous une charte graphique claire et identifiable car nous n’avions pas de moyens financiers pour communiquer. Il fallait que l’on puisse repérer facilement ces disques comme provenant d’une même « famille » de musiciens. La couleur jaune aura donc fait son chemin, elle aura permis l’identification des débuts. Nous cherchions à avoir l’image d’un label sans en avoir les moyens de production, chaque groupe payait son album, ses frais d’enregistrement, ses pochettes. Le label YOLK est né pour fédérer des énergies de musiciens, obtenir une distribution et donc rendre enfin audible notre travail.

Nous sommes actuellement dans un marché où la Fnac est en situation de quasi-monopole sur le secteur du jazz. Si les ventes générées ne sont pas suffisantes, les disques sont retournés au bout de trois mois ! (Une petite anecdote au passage : la Fnac n’est pas un disquaire qui achète un stock à un label, puis qui essaye de le vendre. Elle choisit ce qu’elle veut vendre dans le catalogue d’un distributeur, mais elle n’achète pas les stocks… les risques sont donc plus que limités pour elle, et le rapport commercial un peu faussé… Encore une autre manière d’agiter la culture…)

Le danger principal de tout ce système, c’est que le produit prend le pas sur l’oeuvre. Une oeuvre peut ou non devenir un produit. Mais lorsqu’une oeuvre est conçue pour devenir un produit, alors il y a danger. Et ce danger s’entend de plus en plus, je trouve… Cela ne convient pas du tout à notre petit label indépendant. Dans le système Fnac, il faut dépenser beaucoup trop d’argent pour avoir la visibilité suffisante, et de toute façon, la taille des rayons jazz diminue très nettement. Nous ne sommes plus les bienvenus.

Pour les musiciens, tenir un label représente aussi un sacré travail. Pour les premiers disques de Yolk je me rappelle qu’on commandait les jaquettes en carton dans une imprimerie. Les disques arrivaient du pressage et on se rejoignait chez l’un ou l’autre pour les plier et les mettre sous cellophane. C’est vite devenu insensé , avec nos emplois du temps. En tous cas, notre position actuelle est de nous éloigner de la distribution traditionnelle, de retrouver un contact plus sain avec le public.

Vendre, mais comment ?

En concert, c’est mieux (mais pour cela il faut des concerts !) ou sur notre site internet) où les disques sont à 10 euros, directement du musicien à l’auditeur (un commerce équitable en somme). Dans des commerces de proximité (bien souvent l’approche locale se pose comme une balance naturelle aux dérives économiques actuelles), des librairies ou autres échoppes sensibles à la ligne éditoriale et au concept quasi équitable. A force d’exclure nos musiques, les grosses enseignes vont peut-être recréer des conditions favorables à un autre réseau de ventes ? Espérons-le…

Il est nécessaire de proposer des albums à des prix bien plus raisonnables. La chose n’est pas aisée dans le circuit traditionnel de la distribution, où distributeur et enseigne de vente représentent a eux deux environ 60 % du prix public - c’est donc eux qui déterminent majoritairement le prix de vente. Quel intérêt de vendre l’album d’un jeune artiste français au prix fort dans le même bac que la énième réédition de Miles Davis à moins de 10 euros ? Les jeux sont faits, et la curiosité du public est loin d’être agitée…

La presse

Le jazz est si peu présent dans la presse généraliste… Déficit médiatique flagrant, alors que le jazz est à la mode, chez les rappeurs, dans le monde de l’électro, celui de la chanson… Et pourtant, rien à la télé, rien de rien… Et si peu à la radio…

Reste la presse spécialisée… mais elle s’adresse aux spécialistes et aux professionnels, pas au grand public. Je trouve qu’elle n’est plus engagée, on dirait une galerie d’encarts publicitaires et d’annonces promotionnelles. Les chroniques de disques sont de plus en plus courtes ; je trouve dommage que les directions des rédactions se comportent comme si tout allait bien, comme si le jazz brillait de mille feux, que ce soit chez les spécialisés ou les quelques généralistes pour qui le jazz se résume à la production discographique. Et pourtant n’est-ce pas ce genre de publications, qui touchent un public plus ouvert, qui devraient faire œuvre utile ? Ce que je constate, c’est que le grand public n’a aucune idée du son de notre musique aujourd’hui. Rien qu’en France, plus d’un million de personnes sont persuadées d’avoir acheté du jazz avec le disque de Norah Jones. Norah Jones, comme beaucoup de ses collègues, est une chanteuse, mais elle ne chante pas du jazz. C’est juste un constat. De toute façon, pour moi, le disque ne représente pas l’outil idéal pour la découverte de cette musique.

S. Boisseau © H. Collon/Vues sur Scènes

Ce que je veux dire en parlant de la presse, c’est que certains quotidiens ou hebdomadaires ont un rôle sociétal ; ils disposent de journalistes aguerris, spécialisés, mais on ne parle de jazz que pour annoncer une réédition des années 50 le dernier produit des majors ! Transposons un instant. Le lieu du cinéma est la salle de projection. Le lieu du jazz est la salle de concert ou le club. Les chroniques de concerts, qui avaient pour fonction d’orienter le public vers les salles, n’existent plus dans la presse écrite car il n’y a plus de salles pour programmer le même groupe de jazz plusieurs soirs de suite (mention spéciale pour Dunkerque). Imaginons un instant l’impact qu’aurait la disparition des chroniques de films projetés en salle, et que l’unique support chroniqué soit le DVD… On ne parle que des sorties de disques, de la partie visible de l’iceberg ; or, le disque représente pour moi plus une photo, un instantané, qu’une finalité. Certains artistes ou projets sont même parfois très durement écorchés au passage (c’est le jeu d’une certaine critique). Pourtant qui a lu dernièrement un article sur la politique de prix des clubs à Paris, le maillage des points de diffusion (évolution ou régression ?), la réalité financière des labels, les composantes du public de jazz, la banalisation de la musique et la pollution auditive quotidienne (les gens sont capables de monter des comités pour faire fermer une salle de concert alors qu’ils se laissent agresser par la musique dans les transports, les commerces, les rues, les parkings, les restaurants, les toilettes, les ascenseurs, au travail…), le rapport entre réalités et clichés concernant nos musiques, les acteurs du jazz aujourd’hui (musiciens, diffuseurs, agents, labels, collectifs, écoles, pouvoirs publics, publics…) ? Bref, pas de prix unique pour le disque, peu de lieux pour jouer plusieurs soirs de suite, pas de chroniques de concerts, des tarifs d’entrée dans les clubs parisiens exorbitants, une société qui laisse fermer tous les lieux où la musique naît et se développe, où les musiciens se rencontrent, rencontrent le public, une industrie du disque qui a décidé de (tor)piller le jazz sans aucun respect, des musiciens qui rêvent d’entrer dans une industrie destructrice qui ne veut pas d’eux… Les sujets ne manquent pourtant pas pour expliquer notre situation… A force de penser que le jazz ne concerne qu’un public minoritaire et de le regarder par la lunette de la promotion, on l’isole de plus en plus, on le formate, on l’aseptise, on s’éloigne de son essence et de sa vraie actualité.

L’effet « Mondovino » ?…

On pourrait comparer… Mais la différence, c’est que le vin représente une finalité alors que le disque de jazz n’est qu’une photo. Et puis la majorité des gens débouchent une bouteille et goûtent le vin avant de parler du goût qu’il a… Voir pour la première fois ce qui se passe sur une scène de jazz, à quelques mètres des musiciens, permet de comprendre beaucoup plus de choses qu’écouter un disque sans aucun repère… Le jazz est un domaine musical où les créateurs peuvent s’exprimer à chaque note. C’est le royaume de l’imprévu. Evidemment, la notion d’imprévu ne rime pas avec la notion de marché ou d’industrie. Il y a peut-être quelque chose d’anti-marchand ou d’anti-industriel dans cette musique, depuis le départ et encore aujourd’hui… En fait, je crois qu’il y a toujours des créateurs qui essaient d’explorer des chemins originaux, mais ils ont de moins en moins la parole dans le système actuel.

Gábor Gadó, un autre univers musical

Dan mon parcours, je retiens notamment la rencontre avec Gábor Gadó. Gabor est centré sur sa musique. Il a décidé de ne jouer qu’elle : en ascète il refuse de butiner à gauche, à droite. Il ne pense qu’à elle, pour continuer à développer son propre univers. Il n’est donc pas très partant pour être sideman ou s’investir dans d’autres projets. Je suis d’ailleurs très touché de sa présence dans ce nouveau groupe UNIT. D’ordinaire, cette démarche ne l’intéresse pas. Il ne pense qu’à écrire et à jouer ; il enregistre plusieurs disques d’avance, sur le label hongrois BMC), il a une énorme production parce qu’en tant qu’artiste, il ne supporte pas de jouer le même répertoire pendant un an. Une fois sa musique écrite, il veut aller en studio et enregistrer, qu’il y ait ou non des concerts à la suite. Fonctionner ainsi dans le tableau actuel français est impossible. Voilà, sa réalité à lui est différente, il travaille avec un label qui le soutient dans sa création prolixe, qui lui permet d’avancer à son rythme en essayant de composer avec les contraintes du marché.

Au début, travailler avec lui n’était pas si simple, en raison de la barrière de la langue. Il avait des idées très précises et il nous a donc fallu créer un vocabulaire approprié pour communiquer. Mais comme cela fait cinq ans que nous nous connaissons et que nous travaillons ensemble, nous avançons avec nos propres repères dans son univers. S’il n’est pas dans sa musique, tout le groupe le ressent aussitôt ! Il développe une sphère singulière, avec ce fonctionnement inhabituel : il n’est pas un saltimbanque, un guitariste à sensation, « il ne sert pas la soupe » ; mais il sait donner au public.

La presse a vraiment suivi son apparition (Télérama lui a consacré un article de fond), ses disques ont reçu de nombreuses récompenses, le public est souvent conquis par son univers si unique et accompli ; curieusement, les programmateurs ne semblent pas aussi curieux… En évoquant son travail, si précis, je me rends compte que cela me manque de ne pas pouvoir me focaliser sur un univers propre.

La composition

Lorsque j’écris de la musique, je pense plus aux émotions qui vont se dégager qu’à l’aspect technique de l’écriture. Je fais ça à l’instinct et je privilégie l’ouverture d’interprétation ; les pièces peuvent être complètement remaniées par les musiciens afin qu’ils puissent en extraire des matières différentes à chaque fois. Mais pour le moment, on ne peut pas dire que je fasse un travail de fond sur l’écriture ; je ne me considère pas réellement comme un compositeur. Mon activité de contrebassiste, co-directeur de label/collectif et père de famille me laisse peu de temps. J’ai besoin d’un contexte particulier pour écrire, besoin de temps (d’où mon problème actuel !). Mais l’envie grandit, je commence à organiser mes idées, on me sollicite pour jouer en solo aussi, cela pourrait être un bon point de focus. Mais je suis encore pour le moment dans le trip du bassiste, qui consiste aussi à s’adapter à diverses situations de jeu, à différents batteurs. Arriver à jouer tout de suite avec un batteur que je ne connais pas est une expérience que je trouve fascinante. Imaginez-vous plongé dans des univers aussi différents que ceux de Daniel Humair, Joe Quitzke, Tony Levin, Simon Goubert, Nicolas Larmignat, Mika Kallio, Christophe Lavergne, François Merville, Eric Echampard, Alan Jones, Christophe Marguet, Stefan Pasborg, Eric Thielemans… Ils ont tous une approche pulsatile qui leur est propre, un placement, un phrasé, des timbres et des dynamiques qui n’ont rien à voir. Quand on sait l’importance de la section rythmique dans un orchestre de jazz, on comprend que ce couple basse/batterie puisse jouer un rôle capital. A deux nous fabriquons les pulsations, les palettes de volume, nous travaillons les énergies qui circulent dans l’orchestre. Lorsque que la complicité est établie, lorsque la confiance et les compétences sont là, alors on peut aussi prendre beaucoup de libertés et composer tout un paysage rythmique qui n’est pour ainsi dire jamais écrit précisément par le compositeur.

Projets…

  • UNIT avec Laurent Blondiau, Gábor Gadó, Matthieu Donarier et Mika Kallio. Premier CD (2006) sur BMC avec Stefan Pasborg à la batterie. Je m’occupe beaucoup de ce groupe et je travaille sur un projet à long terme qui nous emmènera dans l’univers de Peter Eötvös, compositeur de musique contemporaine.
  • « Echoes of Spring », le quintet de Stéphan Oliva et François Raulin avec Christophe Monniot et Laurent Dehors sur un répertoire hommage aux pianistes stride, tels que James P. Johnson, Willie « The Lion » Smith, Earl Hines…
  • Deux nouveaux albums du groupe franco-belge Mâäk’s Spirit (Stroke et Five, respectivement sur CYPRES et DEWERF).
  • Gábor Gadó 4tet (CD Opéra Budapest/BMC),
  • Triade (CD Entropie/Minium)
  • Et Baby Boom toujours…

Plus de nouveaux groupes comme :

  • Jean-Marc Foltz Trio (avec Christophe Marguet),
  • Denis Badault Trio (avec Régis Huby)
  • Darche/Boisseau/Pommier (eh oui enfin, le trio des fondateurs de Yolk)…
  • le quartet Kühn/Marguet/Monniot/Boisseau

Il y a aussi des priorités structurelles, comme consolider Yolk et développer les liens avec les autres collectifs européens, développer une agence de booking ambitieuse, Wanbli Prod, mon site internet)…