Chronique

Les 1000 cris

Murmures

Label / Distribution : Vandoeuvre

Voilà près de vingt ans que l’association Emil 13 travaille en Lorraine, tant dans le domaine de la création musicale que de sa diffusion. Grâce à elle, de nombreux musiciens ont pu bénéficier d’un véritable espace de création, par toutes les actions que le collectif a menées dans les domaines touchant à la musique improvisée et au jazz contemporain (festivals, initiatives pédagogiques, concerts, cartes blanches, …), finissant par devenir une véritable référence, symbole de bouillonnement dont le nom est aujourd’hui intimement associé à l’histoire de la musique dans cette région.

Depuis toutes ces années, l’idée d’une grande formation hante les esprits de ceux qui animent Emil 13 : on se souvient du Nomadic Ensemble qui s’est produit notamment avec Louis Sclavis et Joëlle Léandre ; un peu plus tard, à l’aube des années 2000, les quinze musiciens du Groupe Emil continuaient l’expérimentation, avec l’appui de Steve Lacy ou Jean-Luc Cappozzo.

Les 1000 Cris sont le prolongement naturel de ce besoin d’aventure et d’exploration que le collectif Emil 13 ne cesse d’exprimer et de matérialiser depuis sa naissance. Créée voici cinq ans environ, cette formation, presque un big band, s’articule autour de ses deux compositeurs, le saxophoniste François Guell et le pianiste-accordéoniste Nicolas Arnoult ; elle met en évidence la forte personnalité de la chanteuse Géraldine Keller, une soprano originaire de Strasbourg dont le vaste répertoire va de la musique ancienne à la création d’œuvres contemporaines [1], et qui sait naviguer avec un réel charisme sur les eaux tumultueuses de musiques tour à tour écrites et improvisées. Une voix-cri, qui chante, déclame, bruit et récite.

On retrouve parmi les dix musiciens des 1000 Cris un noyau commun avec un autre vivier d’agitateurs implantés en Lorraine, le Bernica Octet dirigé par un François Jeanneau adepte du soundpainting : outre François Guell lui-même, ce sont René Dagognet (trompette), Jean-Luc Déat (contrebasse) et Jean Lucas (trombone) qui sont ici au cœur de la fête. Par esprit de justice et parce qu’ils le méritent largement, il faut aussi mentionner leurs complices qui contribuent pleinement à la mise en place d’un groupe marqué par la forte densité de son propos collectif et la tension qui habite chacune des interventions solistes : Christophe Castel (saxophone), Charlie Davot (United Colors of Sodom, batterie), Eric Hurpeau (guitare), Michael Cuvillon (saxophones et flûte). Du beau monde, dont les individualités ne sont peut-être pas toujours aussi renommées qu’elles le mériteraient et qu’on serait bien avisé de guetter du coin des tympans.

La vibration brûlante qui anime ces Murmures [2] n’a par conséquent rien d’étonnant, étant l’enfant indiscipliné et turbulent d’une bande d’agitateurs de particules sonores qui n’en sont pas à leur coup d’essai, on l’a compris : les compositions, ambitieuses et savantes, dessinent des paysages tourmentés et multiplient les rebondissements, improvisés ou non. Leur écriture complexe est sans cesse bousculée, portée haut et fort par les interventions de Géraldine Keller qui dit/chante avec une puissance habitée des textes parfois énigmatiques, parfois oniriques, parfois oppressants mais toujours captivants. La chanteuse, clé de voûte de l’album, lui donne un véritable supplément d’âme. Murmures est un voyage, pas toujours confortable mais sans cesse sur le fil d’un rasoir existentialiste et en constante ébullition. Il y a dans cette musique comme une démonstration de vie, avec tout ce que celle-ci peut supposer d’alternance de moments contemplatifs et de temps de violence plus ou moins contenue. A sa manière, elle est aussi un mystère dont on a envie de percer les secrets.

Et puis… voici un album dont le titre semble volontairement mal choisi, comme un clin d’œil que nous lancent ces enfants terribles de Lorraine : Murmures ? Peut-être, mais avant toute chose, l’Emil crie !

par Denis Desassis // Publié le 12 mars 2012
P.-S. :

François Guell (as), Nicolas Arnoult (p, acc), Christophe Castel (ts), Michael Cuvillon (as, ss, fl), René Dagognet (tp, bugle), Charlie Davot (dms, perc), Jean-Luc Déat (elb, b), Eric Hurpeau (g), Géraldine Keller (voc), Jean Lucas (tb)

[1Elle a notamment travaillé avec Jean-Luc Cappozzo, Daunik Lazro et Lê Quan Ninh.

[2Un disque publié à l’automne 2011 sur le label Vand’œuvre, affilié au Centre Culturel André Malraux de la ville de Vandœuvre-lès-Nancy (et par conséquent du Festival Musique Action) sous la houlette de Dominique Répécaud.