Scènes

Les Alpilles en musique

Cinquième Festival pour Jazz à Fontvieille (12-14 juin 2008)


Qui ne connaît les Alpilles ? Avec le Luberon, sur lequel Peter Mayle a écrit des pages décisives pour attirer la clientèle anglo-saxonne, voici l’autre triangle d’or de la Provence, rhodanienne cette fois, coincé au nord des Bouches-du-Rhône (département au nom peu attractif) mais qui possède pourtant des espaces naturels très convoités et fort divers, de la côte Bleue aux Calanques de Marseille (Cassis), de la Crau à la Camargue avec Arles, vraie capitale de la Provence qui détrôna Massilia du temps de César. Si la jet set s’est installée du côté de Saint-Rémy, des Baux et d’Eygalières, Fontvieille a ses lettres de noblesse : « Les Lettres de Mon Moulin », ces chroniques savoureuses d’Alphonse Daudet, « Le Petit Chose », né à Nîmes.

La municipalité de Fontvieille a encouragé l’initiative audacieuse de Célia Chauvaux Léal : celle-ci décide un jour de quitter Paris et sa carrière de productrice de télévision (Culture Pub, Canal Plus …) pour regagner le sud de ses origines. Changeant d’orientation, elle s’occupe un premier temps de Chico des Gypsy Kings. La Camargue, ce sont en effet les manades élevant chevaux et taureaux de combat. Célia décide ensuite presque naturellement de fonder avec ses « amis aficionados » l’association « Musique et Patrimoine » en créant un festival, projet que la municipalité ne pouvait qu’encourager. La première édition fut même des plus originales : un parcours en plein air et en musique, avec des soli dans la Garrigue, des happenings dansés autour des célèbres moulins. « Les Alpilles en musique » était nées. De là à s’intéresser à une programmation de plus en jazz, il n’y avait qu’un pas, allègrement franchi par notre intrépide organisatrice.

David El-Malek/Photo David Pinzon Pinto

Ainsi, ce tout jeune festival présente en un week-end un concert par soirée, dans un cadre inoubliable avec une restauration assise : pas de gigs-marathon entrecoupés de haltes à la baraque merguez-bières.
Une manifestation mondaine ? Peut être mais également plus adaptée à la population des Alpilles, qui vient écouter du jazz et découvrir groupes et musiciens que connaissent bien les amateurs éclairés de la capitale mais que l’on n’entend guère sous ces latitudes.

Les autres initiatives festivalières, dans un périmètre proche, sont très différemment orientées : en mai, c’est Jazz in Arles au Méjan, commandité par Actes Sud, début juin, Jazz à Saumane dans le Vaucluse, conçu par l’Ajmi. Enfin le Tremplin européen Jazz d’Avignon, fin juillet début août, se déroule après le festival de théâtre. Il y a de la place pour tous les styles, du plus pointu et expérimental au plus classique qui fait vivre la tradition.

Une initiative originale était tentée pour cette cinquième édition (un festival à l’écart des hordes estivales, qui bénéficia même cette année d’un temps très frais, alors que les concerts duraient une bonne partie de la soirée) : inviter les détenteurs du Pass Festival à 40 euros (et les clients du vignoble) à assister à un concert exceptionnel, dans le parc du domaine d’Almeran, à St Etienne du Grès, non loin de Fontvieille. Les gestionnaires ainsi que les propriétaires actuels de ce domaine AOC de la vallée des Baux, sont Anglais : ils ont décidé de favoriser ce mécénat pratiqué avec bonheur, dans d’autres régions viticoles françaises : Jazz dans les vignes est une thématique porteuse sous nos cieux méridionaux.

Le concert d’ouverture du festival proposait un quartet jazz chic et choc, au charme combatif dans le site exceptionnel du Domaine Dalmeran, celui de Baptiste Trotignon et David El-Malek.

Après leur premier album en quartet, sorti en 2005, le saxophoniste et le pianiste ont récidivé avec Fool Time, un double live, chez Naïve en octobre dernier. La formation est la même, à l’exception du contrebassiste toulonnais Thomas Bramerie, expatrié volontaire pendant sept ans à New York qui vient de rentrer en France et qui tourne également avec Pierrick Pedron (c’est lui qui figure sur Deep in Dreams). Cette formation bicéphale s’équilibre entre le lyrisme parfois appuyé du pianiste et l’invention incessante du saxophoniste : ces deux-là se connaissent bien et leur association a très vite fonctionné, dès la fin des années 90, au début de leur jeune carrière. Ils composent à eux deux la majorité des thèmes, écrits avec soin et clairement répartis : ils excellent dans les ballades, et les mélodies pop (« Al Admat Israel »), voire world.

Le batteur d’origine flamande Dre Pallemaerts balance un groove saisissant d’autant plus méritant qu’il est ce soir-là souffrant et doit repartir pour Moscou le lendemain à la première heure. Ayant appris sa nomination aux Djangos d’or européens, en compétition avec Bart De Foort et David Linx, il demeure imperturbable et forme une assise stable, jouant avec une fougue rentrée qui entretient un drive persistant. Jamais de solo spectaculaire, ni de démonstration gratuite, mais une efficacité tranquillement redoutable.

Sylvain Beuf/Photo David Pinzon Pinto

Dans la paire rythmique, il ne faut pas oublier Thomas Bramerie, contrebassiste à la nonchalance élégante, très anglo-saxon dans son style un rien phlegmatique « bass on top ». Il assure avec une décontraction bienvenue cette respiration salutaire dans un groupe sous tension, qui jamais ne se démonte et joue à flux continu, même quand des pannes d’électricité font retomber le quartet au plus strict niveau acoustique. Le jazz joué est nerveux, exalté, même sur medium tempo, et rien ne permet de le distinguer du jazz américain (« At night », « Soukkha »). On retrouve chez El-Malek, ténor d’origine israélienne, la même détermination farouche : s’accrocher à son bec sans jamais rien lâcher, même dans les volutes les plus sinueuses, les lignes les plus enjôleuses. Du coup, le pianiste, galvanisé lui aussi, en rajoute dans le côté percussif ; mais son jeu garde la belle « fluidité » qui l’avait fait remarquer en trio et en solo. Ces deux là ont un son, des qualités rares de phrasé, un sens indéniable de la mélodie et du rythme. Plus qu’une gémellité, une vraie complémentarité ; que ce soit l’un ou l’autre qui introduise, l’autre improvise sur le motif rythmique et les deux finissent par exposer le thème de concert. Des alliés substantiels.

Changement de décor le lendemain soir : le jazz revient dans le cadre plus familier du château de Montauban (le musée Daudet), à 5 minutes des divers moulins. Le plus connu, le mieux restauré, a gardé sa machinerie complète : au sommet d’une esplanade rocheuse dénudée où souffle le mistral, la vue embrasse un des plus beaux panoramas de la basse vallée du Rhône : la Montagnette, le pays de Mistral, Tarascon et Beaucaire, Arles et la tour des arènes, l’abbaye de Montmajour — ce sont d’ailleurs les moines qui ont défriché, dès le XIIè siècle, ces marais infestés de moustiques. Le festival accueille cette fois le saxophoniste Sylvain Beuf, qui se produit en trio via le prisme de deux formations différentes et offre un aperçu très complet d’un certain jazz actuel. Le projet initial, Mondes parallèles, sorti en double album chez Cristal en 2007, consistait à présenter sur un premier disque des compositions originales en trio sans contrebasse et sur le second CD des standards en trio sans piano. La configuration est, ce soir, quelque peu modifiée et l’ensemble gagne en cohérence, avec toujours deux trios et un seul invité. On retiendra surtout, on l’avoue, le premier, pour cette entente « cordiale », fusionnelle même, où le tromboniste Denis Leloup a su trouver sa place. Normal que la rythmique soit vaillante, quand elle est composée de l’irrésistible Frank Agulhon à la batterie et du non moins vif Diego Imbert à la contrebasse : ces deux là font la paire, ils se connaissent depuis leur plus jeune âge et ne se sont jamais perdus de vue. On le sent, ça joue bien, ça pulse, un régal que d’entendre autrement ces standards, vraiment toilettés, même pour la mélodie mélancolique de Kurt Weill, « Speak Low ».
Le tromboniste est absolument formidable en solo, ou quand il s’allie au saxophoniste sur « In Your Own Sweet Way” de Brubeck, “For Heavens’ Sake », “All Or Nothing At All”. Si vous aimez le trombone, vous reconnaîtrez en Denis Leloup un fervent admirateur de Bill Watrous ou de Frank Rosolino, dont il a su capter la vivacité téméraire dans les aigus. Instrumentiste de grande classe, il a un son droit, un beau contrôle du phrasé, au coeur des passages les plus délicats. Comment, donc, ne pas adhérer à ce premier set, porté par le chant inspiré du saxophoniste au ténor et au soprano ? Son jeu, à la fois lyrique et apaisé, est lumineux.

Louis Winsberg/Photo David Pinzon Pinto

Jean-Pierre Como, arrivé en avance pour revoir son frère d’armes de Sixun, le guitariste Louis Winsberg, se laisse bien volontiers inviter (comme sur le double album de Sylvain Beuf) ; il pense intervenir avec le premier trio, sur un blues, quand on annonce un orage. Fausse alerte, mais une pause est décidée et il ne jouera qu’au deuxième set, interprétant alors, avec toute sa sensibilité « La Javanaise ». Dans cette deuxième partie, Sylvain Beuf, entouré des jeunes Frédéric Delestre à la batterie et Damien Argentieri au piano, auquel s’est rallié Gildas Boclé à la contrebasse, joue ses propres compositions, dont on pourra apprécier la qualité. Mais qu’ils jouent une musique « originale » ou recréent des standards, ces musiciens de grand talent jouent du jazz, tout simplement, avec amour, dans le respect d’une tradition qu’ils savent interpréter en liberté, et régénérer. Ce n’est pas tant la modernité qui nous intéresse ici que l’intelligence bien comprise d’une musique vive, spontanée, instinctive qui se joue dans l’instant.

Cette soirée réussie clôturait pour nous la cinquième édition des Alpilles en Musique dont le dernier concert, au titre bien choisi « La danse du vent », devait faire entendre le lendemain un tout autre projet musical, celui du groupe du guitariste Louis Winsberg.