Scènes

Les Arches en Jazz en ont dans la Manche

Le festival aux 13 arches porte-bonheur poursuit sur sa lancée.


Un crachin bien normand nous accueille dans l’après-midi du 23 septembre pour cette deuxième édition du festival Les Arches en Jazz. La mer s’est retirée du havre, passé le pont des 13 arches les bateaux du petit port sont échoués ; qu’à cela ne tienne : le quatuor des organisateurs François Rousseau, Sebastian Danchin, André Caillot et Yves Rousseau est prêt.
Ce projet éducatif et culturel fédère les habitants, les écoliers et les vacanciers restés voire revenus pour l’occasion.

Dans la petite ville de Port-Bail sur Mer, sur la côte ouest de la Manche, les lieux d’écoute ne manquent pas et les sites se sont mis au diapason comme la remarquable église romane Notre Dame, désacralisée, dont la tour fortifiée sert d’amer aux bateaux, une chapelle contemporaine et une salle des fêtes dans les communes proches, le havre et le célèbre pont aux treize arches se réservant le bouquet final.
On s’affaire dans les cuisines du catering, les légumes bio ont été récoltés par les bénévoles chez le producteur local, circuit court oblige, sont épluchés et les bonnes soupes mijotent déjà. Le rôtisseur à la tôle a établi ses quartiers sur la place comme c’est la tradition dans la Manche.

Shabda Sextet © Gérard Boisnel

Shabda Sextet, une création de Yves Rousseau après trois jours de résidence sur place, ouvre le festival. Shabda signifie « le son » en sanskrit. Dans le système philosophique indien Tanmatra, le son est un objet de perception de l’oreille (l’organe des sens) associé à l’éther Akasha, titre de l’album sorti en 2015. Les sons unissent l’ensemble orchestral comme un alignement de planètes.
La formation historique composée d’ Yves Rousseau (contrebasse), Jean-Marc Larché (sax soprano) , Géraldine Laurent (sax alto), Christophe Marguet (batterie) accueille les nouveaux Jean-Charles Richard (sax baryton) et Clément Janinet (violon et mandoline) et fusionne avec bonheur dans un dialogue sanskritiste.

Le public est très attentif à ces conversations intenses et perçoit au fil des morceaux le sens profond de cette composition. Le yin et le yang, le masculin et le féminin se dévoilent tandis que nous sommes happés par un magistral solo de batterie dans « Poetic Touch » . Comment restituer le son du vent dans « Rusgar », avec trois soufflants et des grelots, ou s’imaginer en Turquie sans y avoir jamais mis les pieds, au son du saxophone sans bec joué à la manière d’une flûte par Jean-Charles Richard  ? Le set s’achève dans la légèreté, la transparence et la luminosité évoquées dans « Svaccha ».

Auparavant, le matin, Yves Rousseau et Jean-Marc Larché ont présenté Continuum à des scolaires dans un esprit de partage et de rencontre mélodique.

Bach on The Block © Gérard Boisnel

Le lendemain, samedi, le soleil a fait son retour. Le public a rendez-vous à midi à l’église Notre-Dame. La violoncelliste Pauline Bartissol allie l’élégance et la grâce du classique à l’attention soutenue du saxophoniste de jazz Jean-Charles Richard , en toute confiance dans un répertoire inattendu. Les deux musicien.ne.s se retrouvent pour une relecture des Suites pour violoncelle de Bach. Bach on The Block, jazzy Jean-Sébastien !
L’intensité du moment gagne le public dans ce lieu rempli de spiritualité. « Bach, pour un musicien, c’est comme l’Everest avec de la fantaisie  » s’exclame le musicien ou, plus classiquement, citant le philosophe roumain Cioran, « s’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach c’est bien Dieu » !
Les Suites n°6, 8 et 3 sont arrangées à leur mode et entrecoupées de sarabandes tandis que les gigues s’envolent et s’harmonisent. Le concert se termine avec la superposition audacieuse de deux menuets. Le public ovationne debout la rencontre de ces deux musiques, baroque et jazz. En aparté, la violoncelliste nous dévoile son appréhension, bien que ce ne soit pas une première, de se lancer dans l’inconnu du monde du jazz et d’y mêler ce son classique.

Stracho Temelkowski © Gérard Boisnel

D’église en chapelle, nous voici réunis autour d’un multi-instrumentiste originaire de Macédoine pour un voyage dans son monde : Stracho Temelkowski pour The Sound Braka solo. Sa musique faite de multiples instruments, percussions, viola, guitare brésilienne à cinq cordes, mandole et beatbox, est ressentie comme un pied de nez à la balkanisation pouvant être perçue de façon négative. Bien au contraire, elle constitue ici la fusion de nombreuses traditions.
L’humour, la joie et la bienveillance rythment ses morceaux des plus feutrés aux plus fougueux. Le beatbox omniprésent accompagne tantôt une « Saudade des Baumettes » créée en prison avec une danseuse capverdienne à partir d’une samba, tantôt un tango endiablé des Balkans en neuf temps, la « Manzanilla ». On s’imagine dans les fêtes de famille avec « Gypsy » où le plus long solo sort gagnant et riche. Ici, point de billets dans la ceinture mais des applaudissements soutenus et pleins de ferveur. Il refait le monde dans « Make Dunia » à partir d’un voyage au Pakistan en bus ; la caravane passe dans notre imaginaire au son enivrant de la basse.

Guillaume De Chassy © Gérard Boisnel

Ce même soir, nous pouvons remercier la Philharmonie de Paris d’avoir initié ce projet en piano solo Pour Barbara et de l’avoir confié à Guillaume De Chassy. Mais que se passe t-il dans la tête d’un tel musicien devant une telle proposition d’interpréter le répertoire de la célèbre mélodiste en noir ?
De l’audace, de la possession, un grain de folie ?
D’abord, il faut l’instrument roi, le piano. Celui devant lequel il se trouve est un Yamaha C6 de toute beauté. «  Je sens qu’on va bien s’entendre , ce piano et moi, au son si rond même si je frappe fort  » chuchote-t-il en aparté. Possédé, il l’est un peu puisque les mélodies de Barbara résonnent dans sa tête et son cœur depuis son enfance. Il confesse être guidé, lorsqu’il joue, par les paroles plus que par la mélodie. Et voilà que « Ma plus belle histoire d’amour » envahit la salle : dans le public, des têtes se rapprochent, des mains se croisent et les cœurs fusionnent. Mais il faut se ressaisir devant la beauté dramatique des « Rapaces » mêlé de « L’Aigle noir » après la caressante « Göttingen ». Le musicien allie son humour, sa dérision à la beauté des gestes de ses mains courant sur le clavier dans une schizophrénie indispensable à notre survie. « Nantes » laissera les bouches bées alors même qu’une « Petite cantate » s’élève, violemment douce.
Le jeu des nuances, l’intensité des attaques et la douceur des effleurements entraînent le pianiste dans cette « sincérité qui lui permet de déconnecter son cerveau pour jouer en solo et de laisser la part belle à l’improvisation Pour Barbara ». Le concert se termine avec « Perlimpinpin » , dont c’est la première. Une chanson antimilitariste pour la paix «  contre la bêtise des adultes et pour la poésie des enfants ». Au rappel, le pianiste jouera sa chanson préférée pour le bonheur de tous , « Septembre (quel joli temps) », un amour impossible en automne en cette belle fin d’été pour se dire au revoir.

Echoes of The Jungle trio © Gérard Boisnel

Le dernier jour, c’est sous le ciel normand tant célébré par le peintre Eugène Boudin que le public converge vers le parvis de l’église Notre Dame dans le havre de Port-bail pour le bouquet final, Echoes of the Jungle trio. Il aura fallu la jeunesse et l’audace des trois membres de la créative compagnie Ne dites pas non, vous avez souri pour greffer leur musique improvisée, tant remue-méninges que machine à danser, sur le répertoire de Duke Ellington . Tout s’envole au gré du vent d’ouest qui souffle sur les pupitres de Simon Deslandes (tr), Samuel Frin (sax baryton) et Nicolas Lelièvre (batterie, percussions ). Les morceaux s’égrènent le long d’improvisations savantes. Les cymbales dansent puis la douceur revient. Dans ces élans tumultueux, même les galets locaux sont mis à contribution et triturés. Le public devine « Harlem Nocturne », « Sophisticated Lady ». Une distribution d’objets rythmiques, maracas, boites en métal ou balles rebondissantes auprès du public accompagne « Flamingo ». « Echoes of the jungle », titre éponyme cher au trompettiste, suivi par une déambulation finale, les mènera au sommet du pont des treize arches tels de nouveaux Beatles dans Abbey Road.

Le festival Les Arches en Jazz, ce sont trois jours de célébration du son avec six concerts dans un décor majestueux. L’éclectisme des propositions fait tomber les frontières entre les différents styles de musique et des endroits. Le public se réjouit de cette après-saison estivale comme un sas pour entrer dans l’hiver en douceur. Les organisateurs sont également sensibles au bon déroulement d’une démarche écologique, solidaire et durable.
Cette seconde édition a tenu ses promesses et confirme que le « Cotentin est à la pointe du jazz ». Ce festival va grandir, soutenu par ses tuteurs et ses bénévoles, chaleureusement remerciés. Il va aussi s’enrichir de beaucoup d’autres projets qui vont naître pour le territoire et par la poursuite des résidences d’artistes.