Les hymnes à la vie de Madeleine & Salomon
Retour gagnant pour le duo Madeleine & Salomon en neuf chansons éprises de liberté. Avec « Eastern Spring », Clotilde Rullaud et Alexandre Saada explorent et transcendent la musique pop orientale des années 60 et 70 pour dire la vie.
Ils sont de retour, six ans après un premier album remarqué et passionnant. Madeleine & Salomon, alias Clotilde Rullaud et Alexandre Saada, célèbrent une fois encore les libertés et l’émancipation. En 2016, A Woman’s Journey portait son regard sur des voix féminines majeures et politiquement engagées pour le droit des femmes dans le monde. Cette fois, Eastern Spring sonde les années 60 et 70 et une musique « pop orientale » éprise de liberté, portée par une jeunesse ayant voyagé en Occident mais soucieuse de son identité. Une époque qui semble lointaine aujourd’hui, dont les élans progressistes sont plus que jamais d’actualité. Nous avons rencontré ce duo pas comme les autres : s’est instauré un dialogue dans la bonne humeur pour dire l’essentiel de ce qui s’est avéré un minutieux travail de sélection. Par leur interprétation – voix, piano, flûte – à la fois habitée et minimaliste, Madeleine & Salomon cultivent l’art de l’essentiel et du sens de la vie.
- Clotilde Rullaud © Jacky Joannès
- Pour commencer, une question toute simple : comment allez-vous tous les deux depuis tout ce temps ?
Alexandre Saada : Très bien ! Ce disque, ça fait longtemps que nous y travaillons, mais tout cela a été dilaté par le Covid. Nous pensons à ce projet depuis deux ou trois ans et puis… les reports de dates, les reports de sorties, la culture à l’arrêt… Nous nous sommes dit que nous disposions d’un peu de temps, alors nous avons pris les choses plus tranquillement. Et cela nous a permis de mûrir le projet ; donc aujourd’hui, nous sommes très heureux, heureux tout simplement de nous remettre dans le bain.
Clotilde Rullaud : Oui, nous avons pu reprendre le chemin de notre duo ; j’ai hâte de tourner. J’ai des souvenirs assez mémorables, parce que Madeleine & Salomon, ce furent aussi beaucoup de tournées à l’international. Bien sûr, je ne suis pas certaine que nous irons tout de suite aussi loin parce que la situation actuelle est un peu plus compliquée pour les voyages. J’ai hâte de reprendre la route, de croiser des gens, d’en rencontrer qu’on ne connaissait pas avant. Et puis je pense que c’est un répertoire qui va potentiellement parler aux gens et que ça donnera de belles rencontres.
- Madeleine & Salomon, c’est d’abord le thème de l’émancipation et de la liberté de façon générale. C’est aussi celui de l’énergie de la jeunesse. Ceci est vrai pour le premier album, A Woman’s Journey comme pour le second, Eastern Spring. Cet engagement de nature politique est-il le moteur de votre duo, indépendamment de la musique elle-même ?
AS : Avant que vous ne parliez d’engagement, c’est ce que j’avais en tête. Je pense que ça correspond à nos personnalités. Nous avons tous les deux grandi dans le milieu du jazz et nous nous sommes retrouvés face à un constat : l’impression de tourner un peu en rond au bout d’un moment. Je ne sais pas si c’est dû à l’époque, parce qu’il me semble que les années 70 étaient plus audacieuses, mais aujourd’hui, parce que beaucoup de choses ont déjà été faites, c’est très difficile d’aller ailleurs. Chacun essaie de chercher à tirer son épingle du jeu et parfois, on le fait en cherchant à l’extérieur. Depuis que nous nous connaissons, nos conversations tournent autour de ce que nous avions envie de raconter, des conclusions que nous tirons de ce changement d’époque. Ce qui nous vient, c’est la sincérité de notre engagement : secouer un peu les choses qui nous touchent ou nous blessent politiquement. À quoi sert de faire de la musique ? Est-ce que ce n’est pas aussi une façon de raconter quelque chose de nous et de notre regard sur le monde ? Aussi bien le premier disque que le nouveau sont des occasions de parler de nos convictions sur notre place dans le monde, sans prétention, sans donner de leçons. C’est juste notre façon de sentir les choses. Il faut que nous le disions, nous ne pouvons pas nous contenter de faire de la jolie musique.
CR : Il y a cette idée aussi qui nous rassemble avec Alex, c’est de penser que nous pouvons amener une réflexion chez l’autre, profonde et intellectuelle, en passant par une démarche artistique, voire esthétique. Alors la musique devient un porte-parole qui, effectivement, nous permet de ne pas nous poser en moralisateurs, en donneurs de leçons, en pseudo-sociologues, anthropologues, musicologues que nous ne sommes pas. J’aime bien cette idée de l’humilité : nous venons d’abord avec nos oreilles et notre cœur, en fait. Et nos yeux aussi : nous venons avec un regard sur le monde. Nos oreilles nous amènent à écouter des musiques en lien avec ce regard et finalement ça se traduit par ce que notre cœur ressent. Et finalement, les musiques que nous choisissons d’interpréter font le lien entre ce regard vers l’extérieur et ce que nos oreilles auront reçu, et toute l’alchimie qui s’est passée entre notre âme et notre cœur. Oui, c’est vrai, il y a un engagement au sens d’un regard musical, artistique et esthétique sur le monde. Surtout que nous vivons une époque qui est en écho à beaucoup d’autres qui se sont déjà passées au siècle dernier. Il y a peut-être une envie de notre part de dire : tiens, il va peut-être falloir empêcher que l’histoire se répète, il y a peut-être un endroit pour dire : regardons ! Pour dire : quand allons-nous décider d’envisager les choses autrement ? Mais sans apporter de réponse…
Nous pouvons amener une réflexion chez l’autre, profonde et intellectuelle, en passant par une démarche artistique, voire esthétique
AS : Il y a peut-être aussi une forme de colère. C’était déjà le cas avec le premier disque. Nous avons envie de dire que la moralisation, les religions, les grands pouvoirs, tout cela prend beaucoup de place, nous aimerions bien passer à autre chose, vivre plus librement et de façon un peu plus ouverte. Nous en avons un peu ras le bol des gros systèmes très « relous », très despotiques qui sont installés. Il y la vague Me Too, toutes ces vagues de réveil de la condition de la femme, des populations maltraitées. La question de la fabrication de ces ordinateurs en allant chercher des minerais de façon dégueulasse. Nous avons tous les yeux ouverts sur ce qui se passe !
- Alexandre Saada © Jacky Joannès
- Comment avez-vous travaillé pour sélectionner le répertoire d’Eastern Spring ? Il se compose de neuf « chansons », un mot qui reste beau d’ailleurs, même s’il a pu être dévoyé par certaines formes de variétés. Ce sont les « songs » des anglo-saxons.
CR : Nous avons commencé en mars 2018. Je me souviens très exactement de la première fois où nous en avons parlé. Nous étions à l’aéroport de Dubaï à 7 heures du matin, un monde complètement dingue. Nous faisions une escale parce que nous allions jouer en Australie, dans cet aéroport qui est le siège de toutes les contradictions. Nous sommes allés dans un café où était diffusée la chaîne Montreux Jazz Festival, c’était complètement surréaliste ! C’était notre dernière tournée avec A Woman’s Journey et nous nous demandions ce que nous allions faire par la suite. Nous avons évoqué toute la richesse de cette région, ce qui nous plaisait dans le bassin méditerranéen… avec ce fond de jazz ! C’est resté un peu là, en nous, et nous nous sommes dit que nous avions envie d’explorer des chansons… C’est vrai que les standards sont aussi des chansons. Puis nous avons fait notre tournée et nous nous sommes retrouvés à Melbourne avec une journée off et nous sommes allés à la National Gallery. Il y avait une exposition de Hassan Hajjaj, un photographe marocain qui, depuis, est devenu une méga star. Il avait monté un booth où on se prenait en photo sur son décor ; c’est un peu à la croisée d’un Seydou Keïta et d’Andy Warhol. Nous avons fait cette photo qui est devenue notre photo de profil sur les réseaux pendant longtemps et nous nous sommes dit que ça nous ressemblait bien, en fait, cette chose-là. C’est la deuxième pierre qui allait dans le même sens. Alors nous avons cherché à savoir ce qui se passait dans ces répertoires. En creusant, nous avons trouvé les années 60 et 70 qui sont riches d’influences occidentales mais pas au sens d’une perte d’identité, au contraire : au sens d’un enrichissement avec l’identité traditionnelle des musiques de ces pays. J’avais en tête le Shiraz Festival of Arts qui est un gros festival perse. Tous les grands jazzmen y sont passés, c’était devenu un carrefour entre des musiques traditionnelles qui arrivaient d’Inde, de la région du bassin méditerranéen. De grands jazzmen, mais aussi de grands chorégraphes comme Merce Cunningham. Un endroit complètement dingue qui a duré une dizaine d’années entre 1967 et 1977, je crois. Il y avait ce brassage qui nous permettait de nous reconnaître plus facilement dans ces musiques. On n’allait pas à nouveau faire de l’ethnomusicologie et nous inventer spécialistes de ces musiques-là. Ce n’était pas du tout notre posture. Nous avons envie de traduire le reflet historique d’une musique populaire qui est allée chercher une influence dans les musiques occidentales que nous connaissons, qui nous parlent, et notamment la musique américaine et par extension la bossa nova, parce qu’elles sont le reflet d’une jeunesse qui était souvent partie faire des études à l’étranger et qui revenait terminer ses études avec une grande envie d’un nouveau monde, pas en rupture avec l’ancien mais plutôt en agrégation, avec l’idée de chercher comment faire du beau avec du nouveau et de l’ancien. Et qui s’est retrouvée face à des gouvernements et des sociétés très fermés et traditionalistes. À partir de là, nous avons commencé à chercher avec des amis musiciens.
Nous avons envie de traduire le reflet historique d’une musique populaire qui est allée chercher une influence dans les musiques occidentales
AS : Nous étions dans cette réflexion sur la communication entre les populations, avec notre musique à nous, parce que nous avions fait le premier We Free ensemble avec Clotilde. Oui, cette réflexion mélangée avec cette escale à Dubaï, la pop, en nous demandant ce que nous pourrions prendre comme chansons qui parlent de notre histoire, comment communiquer avec d’autres populations. C’est vraiment un mélange d’où est sorti ce fil. Il y a cette chanteuse israélienne que j’avais découverte peu de temps avant, Yeudith Ravitz. Et toi Clotilde, tu me parlais de radios où on peut fouiller par époques… Bref on a commencé à établir une liste, une liste de… trois millions de chansons (rires). Elle a fait une liste de 200 chansons, un truc énorme et elle me disait de les écouter. Et moi j’ai procrastiné pendant au moins un an. Heureusement qu’il y a eu le Covid parce que je me demandais comment faire pour écouter toutes ces chansons. Mais petit à petit, par tranches de 10, 15, 20, on a commencé à dégrossir… Nous nous échangions tous les deux ce que nous aimions et nous nous sommes vus pour une séance d’écoute, en réduisant à 150 chansons et là, nous sommes arrivés à 30. C’était le moment d’y aller. Il y avait des chansons qui nous ont plu tout de suite, mais il nous fallait faire attention à ne pas reprendre une chanson qui, quand on lui met des paroles en anglais devienne une chanson des Beatles, parce que ce fut le cas avec de très bons groupes dont la musique n’avait rien d’oriental à part la langue. Et puis il y avait des chansons très belles, mais beaucoup trop traditionnelles, on ne pouvait rien en faire sans une culture libanaise, marocaine ou syrienne profonde, sinon ç’aurait été une pâle copie et ce n’était pas intéressant. Nous avons décrassé jusqu’à trouver l’essence de ce qui nous intéressait là-dedans, c’est-à-dire de la musique influencée à la fois par les voyages entre Orient et Occident à l’époque et qui possédait une vraie identité. Une fois l’équilibre trouvé, nous avons fait une première résidence à l’Hôpital Bretonneau à Paris pendant une semaine. Nous avons tout joué, entre 15 et 20 chansons, pour voir si on leur apportait quelque chose ou non. Parce qu’il y a des chansons très belles mais en commençant à les chanter, nous nous rendions compte que c’était nul. Ça ne sert à rien de refaire en moins bien la chanson qui existe ! Petit à petit l’entonnoir a été resserré jusqu’à la petite sélection du disque. Ce fut un travail de longue haleine, dilué et délayé par les impératifs du Covid, mais ce n’était peut-être pas plus mal parce que c’était un temps nécessaire pour que ça mûrisse.
CR : Nous avons aussi demandé à pas mal de gens dont c’était la culture – musiciens, amis – s’ils n’avaient pas des pistes de musiques qu’on devait écouter. Ça m’a beaucoup aidée pour la première sélection des 200. Nous sommes aussi tombés sur ce label, Habibi Funk, avec un Libanais qui a fait un travail incroyable pour retrouver toutes ces musiques. Il les ressort en vinyle, il va chercher des cassettes. C’est très important, cette histoire des amis, parce que c’est qui fait que ce répertoire n’est pas apparu de façon artificielle : il y a un lien avec des musiciens et des amis que nous aimons et qui ont été très importants sur la phase de traduction des paroles. Parce que ce sont des langues très poétiques et qui utilisent beaucoup la métaphore, elles sont difficiles à traduire. En mot à mot, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Les métaphores font beaucoup référence à des éléments liées à la culture, donc ça ne nous parle pas forcément, on ne peut pas faire simplement une traduction littérale, il faut que les gens expliquent ce que cela signifie à côté. Il y a eu aussi tout le travail pour les adapter en anglais, parce que je ne voulais pas tout chanter dans les langues traditionnelles. Nous avons gardé quelques mots, quelques petits passages quand je pouvais arriver à le faire mais je ne voulais pas que ça devienne un patchwork où je chante dans toutes les langues. Je ne les maîtrise pas assez pour pouvoir faire ça !
AS : Il fallait qu’on sache de quoi ça parle. Il y a une très belle chanson, « Matar Naem », qui est un poème palestinien de Mahmoud Darwich, c’est hyper beau, c’est vraiment de la poésie au sens noble du terme. Comme dit Clotilde, il y a de très belles métaphores et si on connaît mal la langue ou la culture, on passe à côté. Il y a aussi l’exemple de cette chanson révolutionnaire turque, « Ince Ince », qui faisait un écho à notre premier disque, qui est aussi une chanson de revendication politique. Il fallait que les chansons, aussi belles qu’elles soient, racontent quelque chose avec lequel nous sommes en accord.
- Vous avez fait le choix, aussi, de glisser vos propres compositions à l’intérieur des chansons.
AS : Nous avons trouvé ces petites rhapsodies au fur et à mesure. Elles sont écrites comme si nous voulions apporter un bout de nous à l’intérieur des chansons ou entre deux chansons, pour faire le lien. Ce sont des choses qui font écho à quelque chose en nous, parce que notre sensibilité fait que ça nous parle. Nous avions envie de les réunir.
- Clotilde Rullaud © Jacky Joannès
- Ce qui vous caractérise aussi, dans Madeleine & Salomon, c’est une forme d’épure dans les arrangements, parce que finalement, c’est piano, voix et un peu de flûte. Beaucoup de retenue aussi, et de la pudeur. Pouvez-vous nous parler de l’esthétique de Madeleine & Salomon ? Surtout qu’en écoutant vos « chansons », on se dit que cette musique est un peu dégagée des modes, assez intemporelle.
CR : Je suis touchée par ce que vous dites. Oui, épure, minimalisme, c’est une direction artistique qui nous est chère et nous oblige à aller chercher ce que nous voulons dire parce que nous faisons des reprises, mis à part ces petits moments de rhapsodies. Je viens d’ailleurs de retrouver la définition exacte du mot : « pièce instrumentale libre proche de l’improvisation utilisant des thèmes ou des effets folkloriques » et nous pensions que c’était exactement ce que nous avions fait. Mais quand on reprend un matériau, comme le disait Alexandre, l’idée n’est pas de refaire moins bien ce qui a déjà été fait mais d’y apporter quelque chose. Le travail consistant à enlever des couches oblige à trouver la substantifique moelle et ça nous oblige à une sobriété qui nous amène à un endroit où nous sommes plus à nu : on ne peut pas se cacher derrière des millions d’effets et de grandes phrases virtuoses. On est vraiment dans la mélodie et son rapport harmonico-rythmique, dans son plus pur appareil.
- Vous savez aussi cultiver le silence entre les notes.
AS : Vous parliez tout à l’heure de pudeur. En fait je crois que c’est de la simplicité, parce que nous aimons ça, nous adorons ce mode d’expression. C’est pour cette raison que nous essayons de tirer le fil de la mélodie. On se dit : qu’y a-t-il à l’intérieur de ce morceau ? Qu’est-ce qui fait ce morceau ? Nous essayons de retranscrire ça parce que ça nous plaît, parce que Clotilde et moi nous ne sommes pas des démonstratifs ni des virtuoses. Nous avons un côté un peu fainéants aussi (rires). Je dis ça dans le bon sens du terme. Ce n’est pas que nous ne soyons pas capables de faire des « trucs virtuoses » parce que nous avons un gros bagage technique… Je crois que ça ne nous plaît pas de faire une démonstration, un étalage. Je trouve ça un peu vulgaire, parfois. C’est peut-être un peu dur ce que je dis, mais je le pense un peu comme ça. Quand il y a trop d’étalage, je me dis : est-ce qu’on en est là ? Est-ce qu’on ne veut pas raconter autre chose ? Et c’est vrai que nous avons toujours aimé les choses minimalistes et relativement simples, dans le sens où ces reprises sont des chansons populaires. Ce ne sont pas de grandes leçons données à l’humanité et nous n’avons pas besoin de montrer ce que nous savons faire. Nous sommes musiciens mais nous pourrions être ébénistes ou tailleurs de pierre. Il faut prendre ça avec humilité : nous sommes des artisans et notre savoir-faire, c’est la musique.
- Il y a chez vous ce minimalisme et par ailleurs, l’importance de l’image. Sur scène, vous aviez des projections lors des concerts A Woman’s Journey, et pour ce deuxième disque vous mettez en avant des vidéos, des films d’animation. Cette dimension semble partie prenante de votre projet.
AS : Nous sommes à l’ère de l’image, tout le monde regarde et écoute de la musique avec un clip ou une photo. C’est quelque chose qui devient presque obligatoire mais Clotilde et moi sommes très sensibles au cinéma, à certains réalisateurs. Nous sommes sensibles à la communication par l’image et ce que provoquent l’image et la musique, comme au cinéma ou comme ce que nous essayons de faire, ça crée une alchimie avec une dimension autre. C’est vrai qu’il y avait des vidéos dans le précédent projet. Ça raconte une autre chose, que nous ne pouvons pas faire avec la musique.
CR : Ça met un sous-titre, avec toute la difficulté de ne pas être trop illustratif. Nous avons essayé de faire en sorte que cela vienne en décalage et souligne le côté un peu subversif. La partie plus engagée des chansons jaillit dans l’image à l’écran, là où elle serait peut-être moins évidente à l’écoute pure puisque nous sommes dans le minimalisme, donc nous ne sommes pas en train de hurler ni de faire une démonstration à fort volume sonore ou de bruit. Nous aurions pu aussi choisir cette direction-là, nous sommes dans l’engagement. C’est d’ailleurs ce qui a donné le free jazz : ce son, cette musique bruitiste extrême et violente sont nés d’une expression politique et de cette envie de crier. Nous n’avons pas fait ce choix, alors l’image nous permet un soutien au propos en le rendant éclatant et très lisible.
- Puisque nous parlons d’image, vous avez choisi la continuité graphique dans les deux disques, aussi bien dans la matière, dans la mise en page, dans le choix de la typographie… On se dit : ah, c’est bien, c’est le début d’une collection !
AS : Nous nous sommes posé la question : est-ce qu’il faut coller à l’ancien ou non ? Et c’est vrai que les deux disques font partie de la même famille de réflexions : l’esthétique est proche, le propos est proche, c’est peut-être comme si nous enfoncions le clou une deuxième fois. Regardez l’histoire avec les femmes, les populations qui se font écrabouiller ! C’est peut-être un peu lourd mais… ce n’est ni mon groupe ni celui de Clotilde, c’est notre entité, un groupe à part entière avec une esthétique commune, comme une signature.
CR : Cette mise en page du début était aussi un clin d’œil à l’édition littéraire, les livres avec le bandeau blanc et… il y a une deuxième chose ! C’est que nous utilisons toujours les photos d’Alexandre et que ces photos sont magnifiques ! La graphiste nous dit toujours qu’une fois qu’on a posé la photo, c’est un peu dommage de la déstructurer avec plein de typographies dans tous les sens… Nous avons essayé de poser les typographies un peu autrement, mais comme ces photos ont des fonds chargés, ça n’allait pas. Ce sont de vraies photos, alors pourquoi irions-nous les déstructurer alors qu’elles-mêmes racontent quelque chose ? C’est aussi le lien avec l’image dont nous parlions.
- Clotilde Rullaud © Jacky Joannès
- Je voulais insister sur le soin que vous apportez à l’objet : on parle de dématérialisation, de téléchargements, de disques qui ne se vendent pas. Vos disques deviennent aussi de petits objets qui existent en tant que tels. Ils ressemblent à des vinyles en réduction…
AS : Nous avons grandi avec des pochettes de vinyles et nous aimons ça !
CR : D’ailleurs nous ferons un vinyle, cette fois : il va sortir l’année prochaine. Mais pour le reste, oui, vous avez raison. Nous prenons les photos d’Alexandre qui sont uniquement des photos argentiques et nous voulons les couleurs de cette époque. Alexandre me dit qu’il faut prendre de la vieille pellicule périmée. Dans un premier temps, elles sortent ultra-roses (rires). Oui, il y a une vraie démarche qui appartient à une autre époque de ce point de vue.
Cette idée de dire que nous n’allons pas en faire trop mais essayer de choisir vraiment le moment juste, l’intention juste
AS : Le grain de l’argentique et ce visuel collent aussi à ce que nous racontons. Inconsciemment, nous évoquons une époque où la pensée était plus libre et nous disons : regardez, dans les années 70 au Moyen-Orient, la parole était plus libérée, les filles pouvaient s’habiller comme elles voulaient dans la rue, les hommes les respectaient et les gens avaient le droit de faire la fête sans qu’on leur tape dessus. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. L’argentique est quelque chose qui a à voir avec la qualité ; le vinyle, c’est prendre le temps de poser un disque, de l’écouter, c’est une manière de vivre en douceur, de prendre le temps de faire une photo, de ne pas en faire 20.000 avec son téléphone sans jamais les regarder. Tout cela participe de ce que nous avons envie de dire. Nous sommes la même humanité, alors essayons de nous respecter, de prendre soin les uns des autres, de faire des choses de qualité, avec du matériel de qualité, sans être dans la surconsommation tout le temps.
CR : Ça fait écho au minimalisme ; c’est la même chose, cette idée de dire que nous n’allons pas en faire trop mais essayer de choisir vraiment le moment juste, l’intention juste.
AS : Qui provoque l’écoute et oblige la personne à tendre l’oreille, à s’asseoir cinq minutes et à prendre le temps.
- Vous êtes en train de nous dire que forme et fond sont cohérents et que Madeleine & Salomon sait regarder le passé sans être passéiste, bien au contraire ?
AS : Nous ne sommes pas passéistes, nous ne disons pas « c’était mieux avant », la question est de savoir ce qu’on peut apprendre des époques qu’on a connues pour embellir le quotidien, mais nous sommes tournés vers l’avenir, à fond !
- Alexandre Saada © Jacky Joannès
- Maintenant, j’aimerais que chacun de vous deux nous parle de ses projets, en dehors de Madeleine et Salomon. Pour vous Alexandre, il y a eu We Free et aussi ce disque, Songs For A Flying Man.
AS : Je vais aller vite (rires)… Concernant We Free, je suis en train de préparer un petit bouquin qui raconte les voyages que nous avons faits. Il sortira peut-être avant la fin de l’année si j’arrive à trouver un imprimeur rapide. Pour ce qui est de Songs For A Flying Man, je suis en train de finir d’écrire de nouvelles chansons et j’espère enregistrer un nouveau disque au début de l’année prochaine. Le premier était passé un peu à la trappe pendant le Covid, mais j’aime bien travailler ces chansons, c’est un autre type d’expression, parallèle à ce que nous faisons avec Clotilde. D’ailleurs, Clotilde me donne régulièrement des cours de chant (rires).
- Clotilde, parlez-nous de l’Amnesiac Quartet pour commencer, si vous le voulez bien.
CR : Ce sont des reprises de la musique de Radiohead, que je connaissais mais pas si bien que ça, en réalité. J’ai dû vraiment rentrer dedans pour les besoins du projet de Sébastien Paindestre qui m’a invitée sur ce projet. Je suis un peu tombée des nues du fait du côté minimaliste de cette musique. Elle n’est pas si chargée que ça, notamment dans la partie vocale, c’est d’ailleurs ce qui rend l’exercice assez difficile parce que ce sont des phrases qui tombent à un moment précis. Et puis il y a beaucoup de silence. Il y avait pour moi un gros travail d’appropriation. Ce fut assez passionnant de se mettre dans la peau de Thom Yorke avec cette belle équipe : Antoine Paganotti bien sûr, qui est un copain de longue date, qui jouait sur mon disque In Extremis ; et puis Bruno Schorp que j’ai rencontré et que je ne connaissais pas, un contrebassiste qui est un gars formidable. Des musiciens gentils et bienveillants, et très talentueux. Sans oublier Bernard Paganotti, Patrick Gauthier, Jean-Philippe Rykiel, tout le monde réuni sur un titre, « Mixomatosis ».
- Et puis, il y a le projet « XXY ».
CR : C’est un projet de longue haleine, qui comportait de l’image parce que c’est un diptyque : d’abord une série de sept courts métrages qui faisaient un moyen métrage, avec beaucoup de corps en mouvement à l’image et… Alexandre aussi dedans avec une de ses compositions, « Juliette », sans oublier Antoine Paganotti à la batterie quand nous avons enregistré. Ce fut un beau projet, j’étais très contente d’aller au bout, nous avons fait plein de festivals, nous avons eu des prix donc ce fut plutôt une grande surprise d’être aussi bien accueillis. La deuxième partie du diptyque est un spectacle avec des danseurs : dix personnes en plateau, avec de l’image, des musiciens. Tout cela parle de la question des féminins : la première partie traite des féminins incorporés dans le corps de la femme et la deuxième partie dans le corps de l’homme. C’est une sorte de discussion entre les deux, avec l’idée que l’équilibre se trouve souvent dans le fait de faire le balancier entre l’un et l’autre. Donc c’est plutôt porté par une idée de modération que d’extrémisme. Mais c’est un peu comme pour Songs For A Flying Man, on a pu le produire mais malheureusement, nous avons été stoppés par les reports Covid qui nous ont empêchés de jouer. On espère que ça va pouvoir exister à nouveau sur la période 2023-2024.
- Madeleine & Salomon : des concerts en vue ?
CR : Nous faisons la sortie du nouveau disque le 12 octobre au 360, puis le 26 novembre dans le cadre du Festival « Monte le Son » à Paris. Ensuite, nous ne savons pas encore parce que nous cherchons un tourneur, et nous ne savons pas encore comment nous allons nous organiser. Mais il y aura d’autres concerts à partir du printemps et durant l’été !