Chronique

Lionel Belmondo

Des clairières dans le ciel

L’ensemble Hymne au soleil et le chœur national de Lettonie.

Label / Distribution : Discograph

Bien que paru fin 2011, Des clairières dans le ciel [1] a été enregistré voici près de cinq ans, au printemps 2007. Il est pour Lionel Belmondo la conclusion d’un cycle de trois albums [2] dont l’ambition affichée est de « dépasser les clivages et de révéler les jeux d’influence qui font se rapprocher les musiques ».

Le premier volet de cette trilogie atypique voit le jour en 2003, lorsque le saxophoniste publie son Hymne au soleil qui, depuis, a accumulé les récompenses. Lionel Belmondo y jetait des passerelles entre la musique du début du XXe siècle, celle du post-impressionnisme [3], et le jazz modal. Maurice Duruflé, Lili Boulanger, Gabriel Fauré ou Maurice Ravel y voyaient leurs compositions transfigurées par des arrangements qui faisaient la part belle aux instruments à vent, sous la pulsion d’une rythmique beaucoup plus contemporaine. « Hymne au soleil », composition de Lili Boulanger, est probablement la meilleure illustration de ce travail de passage qui aboutit in fine à un climat évoquant explicitement la version hypnotique de « My Favorite Things » par John Coltrane en 1960 [4]. Un disque œcuménique, une reconnaissance très large, un coup de maître.

Deux ans plus tard, Influence sera l’aboutissement d’une autre fusion, cette fois entre les compositions de Lionel Belmondo et Christophe Dal Sasso et les explorations de l’immense Yusef Lateef ici réorchestrées. Nouveau pari, nouveaux rapprochements et chaque fois le même sentiment, celui d’une démarche d’essence religieuse ou mystique au service d’une volonté unique : faire voler en éclats les barrières entre genres, ouvrir de nouvelles pistes et dégager des chemins de lumière.

Pour ce troisième volet, Belmondo et Dal Sasso appliquent leur science de l’arrangement à une nouvelle confrontation : le répertoire qu’ils aiment tant (Boulanger, Dupré, Fauré, Messiaen, mais aussi… Yusef Lateef, qui a apporté sa propre contribution), d’une part, et d’autre part la puissance vocale du Chœur National de Lettonie : cinquante-deux chanteurs mondialement reconnus, une force (sur)humaine pour magnifier le propos. Cela donne à l’ensemble une dimension quasi liturgique qui pourra susciter la surprise, mais certainement pas l’indifférence.

Soyons clairs : ici, pas de groove ni de swing, mais plutôt un voyage intérieur, un climat résolument méditatif - comme d’ailleurs dans l’ensemble de la trilogie. Ce qui fascine avant tout ici c’est la richesse des arrangements et la beauté du jeu de lumières émise par ces Clairières dans le ciel ; ils nous font constamment passer de l’ombre à l’éblouissement. Tel un immense tableau se dressant sous nos yeux, la musique est ici une eau calme et profonde, figurée par les voix qui créent le mystère et dont la surface est délicatement troublée par les interventions des solistes.

Le « Lamento » de Dupré est à cet égard exemplaire : la mélodie, élevée par les chœurs, se voit d’abord animée par le saxophone de Lionel Belmondo puis, peu après, par son frère Stéphane, dont le chorus à la trompette embarque tout le groupe vers son imaginaire improvisé. Dré Pallemaerts zèbre l’atmosphère de ses éclats de cymbales ; on le retrouvera, un peu plus tard en pleine conversation mystique avec le chœur sur « Vox Lumina », un échange ensorcelant entre voix et percussions.

Bien entendu, au-delà des climats créés, qui évoquent parfois l’inquiétude, la mélancolie, ou l’ascension vers des sphères célestes, on ne peut qu’admirer le travail de réécriture d’un répertoire dont on redécouvre toute la modernité, non seulement par ses dissonances et ses contrastes parfois vertigineux, mais aussi lorsqu’on finit par ne plus distinguer l’origine de telle ou telle pièce, au point que la question elle-même devient secondaire : ainsi « Enigma » (Lionel Belmondo), se fond naturellement dans l’ensemble, et son atmosphère de recueillement magnifie le chorus de soprano. Le temps ne compte plus… On pense aussi au McCoy Tyner de la fin des années 70 : Inner Voices faisait lui aussi la part belle aux chœurs. De même, « Je garde une médaille d’elle », (Lili Boulanger), se transforme en un long blues au cours duquel les deux frères, Lionel et Stéphane, se livrent à un échange d’une remarquable intensité. En quelques minutes, la formation a crevé le plafond et rejoint les maîtres du jazz ; elle est passée d’un univers à l’autre en toute fluidité.

Œuvre captivante, mais exigeante par son austérité, Des clairières dans le ciel est à considérer comme un aboutissement. Lionel Belmondo (mais aussi Christophe Dal Sasso, qu’il faut vraiment associer à toute la conception de la trilogie), un habitué du mélange des genres désormais reconnu comme un véritable passeur, a certainement d’autres projets transgressifs dans ses cartons. On a hâte de les découvrir.

Personnel :

Lionel Belmondo (ts, ss, fl, arr, dir), Stéphane Belmondo (tp, bugle), Philippe Gauthier (fl), Christophe Dal Sasso (fl, arr), Bernard Burgun (cor, hautbois), Julien Hardy (basson), Stéphane Kwiatek (cl, clb), Jean-Pierre Bouchard (cor), Bastien Stil (tuba), Dré Pallemaerts (dms, perc), Chœur national de Lettonie dirigé par Maris Sirmais.

par Denis Desassis // Publié le 6 février 2012

[1Le titre du disque provient d’une œuvre de Lili Boulanger, un cycle de mélodies sur des poèmes de Francis Jammes. Rappelons aussi que la compositrice, dont l’œuvre est si prisée de Lionel Belmondo et de bien d’autres, est morte très jeune, à l’âge de 24 ans.

[2Étant entendu que Clair obscur publié en 2011 par la formation appelée Hymne au soleil ne fait partie de la trilogie, mais constitue une évolution, un prolongement réussi, du premier volet.

[3Raccourci que nous empruntons à la peinture pour englober une vingtaine d’années, entre la fin du XIXe et le début de la Première Guerre mondiale.

[4Une performance dont la réplique sur Clair Obscur s’appliquera au « Nocturne » de Gabriel Fauré.