Scènes

Ljubljana Jazz, l’avenir est déjà là

Le festival de la capitale slovène a tenu ses promesses et même bien plus.


La capitale slovène est lovée dans une vallée où coule la Ljubljanica qui sépare la ville et dont les ponts célèbres permettent de passer de la vieille ville au quadrillage aéré et verdoyant des nouveaux quartiers, d’inspiration Art Nouveau ou réalisme yougoslave. Le château surplombe la ville, visible de partout sur sa roche escarpée. Restauré et aménagé en parcours de visite, il recèle un bien étrange endroit. A l’intérieur de la cour fortifiée, en souterrain, il y a un club de jazz. Ce ne sera pas la seule surprise de ce festival. Bien que située à quelques heures de Venise et avec une façade maritime sur l’Adriatique, la capitale slovène bénéficie d’un temps clément de montagne, plus frais, plus aéré, qui tranche avec les températures caniculaires de l’ouest de l’Europe en ce mois de juin 2022. Visiter la ville dans ces conditions est un plaisir et il y a de nombreuses choses à voir, notamment en terme d’architecture.

Avant d’aller plus en avant concernant la programmation, soulignons plusieurs choses notables concernant le festival. Ljubljana Jazz se déroule dans et autour du Cankarjev Dom, le grand centre culturel de la capitale (et donc du pays). Un seul bâtiment, immense, construit au début des années 80 et qui abrite de nombreuses salles de concerts, de cinéma, de conférences, des halls, des terrasses et des souterrains ainsi qu’un jardin. Bref, un bâtiment comme on en trouve à l’est de l’Europe. Mais cette architecture permet de rassembler tous les concerts au même endroit, tout en offrant des scènes de tailles et d’acoustiques différentes. D’autre part, on constate que le public qui assiste aux concerts de jazz et de musique improvisée de la programmation est bien plus mixte et bien plus jeune que dans la plupart des autres festivals d’Europe, ce qui modifie quelque peu les interactions avec les musicien.ne.s sur scène, bien entendu.

Cansu Tanrikulu trio © Nada Žgank

Ljubljana est facile d’accès. À peine arrivé dans la capitale, on peut se retrouver devant un premier concert : il ne faut que quelques minutes pour traverser la ville, en coupant à travers ses nombreux parcs. C’est le pianiste en résidence, nouvelle tête émergente de la scène slovène, Miha Gantar qui se produit en duo avec la chanteuse italienne Marta Arpini sur la scène du jardin, devant un public assis sur la pelouse, profitant d’une belle fin d’après-midi en musique. Le pianiste - basé à Amsterdam - se produira à plusieurs reprises et vient de sortir un coffret de 5 disques chez Clean Feed qui présente toutes les facettes de son univers musical, en solo, en duo, trio et quartet et en grand ensemble.
On retrouve avec plaisir le trio magique de la chanteuse Cansu Tanrikulu, avec Greg Cohen (b) et Tobias Delius (clar, sax) dans une toute petite salle ronde en sous-sol. Au centre de cette arène, la chanteuse se sert des phonèmes des langues turque, anglaise ou imaginaire pour produire une vibration, comme une main ou un souffle feraient résonner une corde ou un tube. Le langage est son véhicule et le trio a trouvé une fluidité parfaite dans la narration.
À l’extérieur, dans le jardin, il y a aussi un lieu dédié à la scène locale émergente. C’est l’association abeceda qui est chargée de la programmation, comme un mini-festival dans le festival. Sur cette scène, sous le grand arbre, on peut entendre de belles propositions, très suivies, comme notamment, Stream Ø Stem Revision, un ensemble de percussions qui joue coordonné comme un gamelan, mais de façon plus festive.
Dans la salle Club, perchée sur le toit du bâtiment et dont la terrasse offre une vue sur la ville, la programmation est centrée sur la guitare. On y entend le trio Abacaxi de Julien Desprez dans une débauche très contrôlée de sons et de lumières. Le royaume de la pédale d’effet et du clash de cordes. Il est toujours fascinant de voir ce que Julien Desprez fait de sa guitare : même après des années à l’écouter, la surprise fonctionne toujours. C’est aussi Gordon Grdina en trio avec Mat Maneri (violon) et le batteur Christian Lillinger pour un set généreux, plein de notes et de motifs réguliers qui structurent le discours sans empêcher le lâcher-prise. On y entend également le guitariste slovène Samo Salamon en solo pour sa relecture de la musique d’Eric Dolphy, pas toujours évident à jouer à la guitare acoustique, mais il en propose une lecture riche et colorée. L’orchestre Sympathetic Magic du guitariste Kim Myhr est venu présenter un long set très dense, notamment par la présence de trois guitares, une basse, deux batteries, des percussions et un orgue.

Ava Mendoza © Nada Žgank

Enfin, c’est surtout la magie du solo de la guitariste américaine Ava Mendoza (dont on reparlera très vite) qui a transformé ce Club en juke joint. Programmée le jour de son anniversaire (le même que celui de Paul McCartney !), la musicienne est venue interpréter en grande partie son solo New Spells qui vient de sortir. Sur sa guitare Novo, elle enchaîne les morceaux avec des transitions sonores faites aux pédales, comme des échos droniques et planants. La rock attitude, debout, plantée sur le sol, elle chante le blues, avec une voix accentuée et chargée d’émotion. Son double doigté lui permet d’exprimer la musique de façon contrapuntique, enrichie d’harmoniques, avec un sens du blues et du groove sans pareil. C’est vraiment la révélation.

D’autres concerts marquent les esprits, comme celui du batteur et violoncelliste Kristijan Krajnčan qui, avec son ensemble, propose un spectacle mêlant danse et musique, très bien écrit, arrangé et dont la chorégraphie vient souligner l’intelligence. Le quintet autrichien chuffDRONE a donné une belle prestation, d’ailleurs bien suivie par les membres de l’Europe Jazz Network présents au festival et leur nouveau répertoire, même avec un piano droit, reste équilibré entre écriture de groupe, rythme enjoués et improvisations inspirées. Un groupe avec un sens du collectif qui produit une musique généreuse et ouverte. Le pianiste Miha Gantar s’est offert un quartet de première classe en invitant (sur le disque comme sur scène) le légendaire trompettiste Axel Dörner et les batteurs tout aussi valeureux Gerry Hemingway et Christian Lillinger. Avec un tel attelage et en totale improvisation, les deux batteurs mènent la danse, font le spectacle et se répartissent les peaux et le métal. La trompette spéciale d’Axel Dörner vient inciser le son d’ensemble comme un rayon laser.
Le dernier jour, un peu avant la fin du festival, un programme spécial concocté par le directeur artistique du festival Bogdan Benigar et Mats Gustafsson a vu une partie du Fire ! Orchestra se frotter à des musicien.ne.s slovènes. Une petite semaine de répétitions et de rencontres a permis de monter le répertoire. Les musicien.ne.s slovènes viennent de tous horizons musicaux : jazz, rock, musique contemporaine, musique classique, folk, etc. C’est leur personnalité musicale qui les a menés ici.

Maša Bogataj et Mats Gustafsson © Nada Žgank

Sous la direction manuelle toujours énergique et personnelle du leader et saxophoniste Mats Gustafsson, l’orchestre reprend quelques-uns de ses thèmes de prédilection et la fusion fonctionne. Les habitué.e.s du Fire !, comme la trompettiste Susana Santos Silva ou Julien Desprez sont là pour apporter leur touche si personnelle au son d’ensemble et on découvre, soudain, la voix de la guitariste slovène Maša Bogataj qui, sortant de nulle part, chante « Blue Crystal Fire » avec une telle intensité, une telle justesse que tout le public en est bouche bée. Le jardin est plein, les gens sont enthousiastes et ce concert est probablement l’un des meilleurs de l’année, en ce qui me concerne…

Un tel festival, aussi dense en termes de propositions artistiques et avec de vraies prises de risques, n’est possible qu’à deux conditions. Le soutien technique et financier des institutions locales, à commencer par le Cankarjev Dom qui produit l’ensemble et dont Bogdan Benigar est le responsable de la programmation Jazz et Musiques du monde, ainsi qu’une curiosité et un suivi de l’actualité artistique européenne rendus possibles par la mobilité. Ainsi, la présence régulière de son programmateur dans la plupart des autres festivals explique aussi pourquoi celui-ci a été distingué par le prix du festival le plus innovant décerné par l’Europe Jazz Network en 2018.
Ljubljana Jazz fait donc partie de ces endroits où se joue le futur de la scène jazz, un endroit accessible et ouvert sur l’Europe et dont le public, jeune et enthousiaste, est nourri de la plus belle façon.

par Matthieu Jouan // Publié le 10 juillet 2022
P.-S. :

Il y a, dans la programmation, une grande proximité avec les UNEs de Citizen Jazz et ce n’est pas un hasard !