Tribune

Lorraine : Braxton n’a pas les pieds dans le même sabot

Une nouvelle évolution dans la grammaire braxtonienne.


Après une année 2023 plutôt blanche pour Anthony Braxton en terme de production phonographique, si l’on fait abstraction du duo avec James Fei en janvier 23, on peut dire que les promesses de sorties autour de son nouveau langage, Lorraine, étaient très attendues, d’autant que le Duets (Other Minds) 2021 lui était déjà consacré. L’attente n’est pas déçue, car après une tournée européenne dont nous avons témoigné, à Oslo comme à Cologne, c’est présentement cette période qui est à l’honneur dans les presque douze heures de musique qui paraissent en deux coffrets. Lorraine ? Encore une nouvelle grammaire braxtonienne ? Plutôt une évolution syncrétique, une réflexion plus large sur l’improvisation et l’utilisation du logiciel SuperCollider. Un rapport avec la quiche ? Non, et pas besoin non plus d’apporter vos sabots. Les oreilles suffisent.

Anthony Braxton © Laurent Poiget

Adam Matlock est accordéoniste et performer. À cheval entre la musique contemporaine et des pratiques plus underground encore, il est devenu un membre régulier des orchestres de Braxton depuis 2011, dans le Synctactical GTM Choir. On l’a entendu également dans les expériences de la Zim Music, l’une de ses expériences les plus récentes pour le dernier, et le travail de ces 25 dernières années pour le premier [1]. Il est également régulier dans les orchestres d’Ingrid Laubrock, présente elle aussi dans ce grand panorama de la Lorraine Music. À ses côtés pour ce coffret de dix albums édités par la Tricentric, outre Anthony Braxton lui-même, on trouve la grande trompettiste Susana Santos Silva. Basé sur le souffle, l’air, sur une sorte de forme immatérielle renforcée par les sons bourdonnants du SuperCollider, le trio, dans la « Composition 423 », en rappelle un autre dans sa forme et son interaction entre les musiciens. Pendant de nombreuses années, la Diamond Curtain Wall Music (DCWM) qui utilisait le même logiciel a connu ses heures de gloire avec un trio Braxton/Halvorson/Ho Bynum qui existe peu en disques [2].

C’est bien l’instrumentarium qui différencie les deux expériences, mais SuperCollider réinterprétant les tonalités et les timbres joués précédemment par les musiciens, l’atmosphère comme la continuité temporelle s’en trouve chamboulée. L’accordéon, la voix profonde de Matlock se mêlent à un bourdon inquisiteur (« Composition 424 »). Quand au jeu preste de Braxton, il trouve dans celui de Santos Silva un fameux complément. La jeune lusitanienne joue de longues notes tenues, ou au contraire brouille les pistes dans de nombreux staccatos qui donnent corps aux psalmodies inarticulées de Matlock. Parfois juste un cri. Elle s’insère dans la circulation très fluide entre les musiciens et le logiciel en une sorte de pont dressé, notamment lorsqu’elle fait usage de ses sourdines. A ce titre, son jeu se rapproche de celui de Taylor Ho Bynum dans DCWM. Mais, et c’est la grande différence entre les deux méthodes, ici le chant de la machine est plus prégnant, et mange le son de l’accordéon et du saxophone à l’image - spectrale, forcément spectrale - d’un trou noir. C’est tout le dernier tiers de la « 424 », où la matière sonore est presque entièrement oblitérée par le sifflement rugueux de Lorraine. C’est une expérience rare qui interroge une nouvelle fois la question du temps, à l’instar de Zim ou de EEMH, puisque c’est l’addition des interactions passées des musiciens qui détermine les actions présentes et agit sur la direction des improvisations cadrées par les fameuses partitions colorées.

Anthony Braxton Lorraine Trio © Alfred Fleisher / Oslo Jazz

On dira que la grande différence entre DCWM et Lorraine reste le rôle de SuperCollider. On le constatera plus facilement en écoutant cette vidéo captée à Prague en 2021 avec le même trio, mais cette fois sous l’égide de la DCWM. De liant, on passe à acteur principal. Il faut pour cela des musiciens sans cesse aux aguets, et c’est une véritable confiance que Braxton voue à Susana Santos Silva. Car, on le verra plus loin, de Matlock à James Fei en passant par Carl Testa, ce sont plutôt des musiciens braxtoniens, voire des élèves de la Wesleyan University qui entourent d’habitude ce genre d’exercice. Mais le sens de l’improvisation et de la texture de la trompettiste la place dans la grande tradition de cet instrument chez Braxton : Ho Bynum évidemment, mais aussi Wadada Leo Smith ou encore Kenny Wheeler. On a vu tableau d’honneur moins luxueux. Dans la « Composition 428 », un éclat dans la première moitié du morceau montre tout le travail de Santos Silva, qui travaille au corps la masse orchestrale et va chercher dans les techniques étendues pour anticiper les variations du dispositif numérique.

On passe à une autre approche lorsque le coffret passe au quartet. D’abord parce que l’intégralité des morceaux est enregistrée en studio, dans le Connecticut. Braxton retrouve en James Fei un des premiers expérimentateurs de ce langage. Avec Carl Testa et Zach Rowden à la contrebasse, Lorraine quitte l’aérien strict pour s’arrimer pleinement au sol. Le son de SuperCollider est plus traînant, moins heurté, et le propos des saxophonistes est alors plus vindicatif (« Composition 432 »), cherchant la vitesse ; le contraste en est plus saisissant. Le spectre sonore est aussi plus large, puisque, de la trompette à l’accordéon, on était dans le champ de la voix humaine ; ici avec les contrebasses, notamment à l’archet, il y a quelque chose de plus tellurique qui matifie SuperCollider, toujours aussi prégnant : il arrive même que les musiciens se taisent pour laisser la machine livrer sa lecture propre, comme une réécriture du temps.

Dans la « Composition 434 », c’est même le saxophone contrebasse de Braxton qui pousse les archets dans leurs retranchements. Là aussi, l’approche est bien plus syncrétique avec le langage Lorraine, qui se nourrit des travaux passés de DCWM, mais aussi de la ZIM (la présence de contrebasses en miroir renvoie aux deux harpes, ainsi qu’on a pu l’entendre ces dernières années). Le système Lorraine se nourrit également du travail sur la voix, avec la Ghost Trance Music (GTM) évidemment, mais surtout les opéras Trillium, l’aboutissement de toutes les esquisses. Lorraine est une étape importante : elle prend racine très loin dans la discographie d’Anthony Braxton, et l’on peut même trouver des similitudes entre cet espace électronique vivant et le bourdon synthétique de la « Composition 38A » dans New York, Fall 1974 que Braxton commente dans ses Composition Notes de la façon suivante : « une structure matérielle pour une improvisation étendue ». L’idée est donc en germe depuis 50 ans, et Braxton ne fait que peaufiner l’interaction entre les musiciens.

Si vous avez le temps, ajoutez-y l’urgence. C’est un peu le sentiment de l’auditeur à l’écoute du second coffret Lorraine, publié par le label italien I dischi di Angelica, qui avait déjà publié le duo avec la harpiste Jaqui Kerrod. Urgence car un quatuor de saxophones qui s’invite sur les quatre dates de la tournée européenne et redéfinit une nouvelle approche, plus complexe et moins brute, de Lorraine, c’est un évènement : le quatuor de saxophones est une forme assez déterminante chez Braxton. Pour revenir à New York, Fall 1974, on en a la trace sur la « Composition 37 » [3], preuve de l’importance de ce disque Arista. On connaît également le travail du Rova quartet autour de la musique de Braxton. Il y eut même, en plein essor de la GTM, à l’aube de ce siècle, un saxophone quintet de fidèles, déjà avec Chris Jonas, que l’on retrouve ici [4]. Jonas travaille avec Braxton depuis plus de 25 ans, tout comme James Fei [5].

Lorraine © Jean-Michel Thiriet

Si Ingrid Laubrock est moins ancienne dans sa collaboration braxtonienne, elle s’est imposée rapidement parmi les plus assidues, tant pour la Zim Music que pour EEMH ou les cycles opératiques. À l’écoute de la « Composition 437 » captée à Bologne, on mesure son importance dans le quartet, notamment lorsqu’elle est au ténor. Comme avec James Fei dans son Duets (Other Minds) 2021, le jeu des saxophones densifie le propos au regard du trio de l’autre coffret. SuperCollider, lui, conserve sa centralité. Dans la troisième partie du concert de Bologne, Braxton se livre à un travail d’attaque de la masse orchestrale quand ses compagnons jouent davantage sur de longues nappes éthérées. Le « jeu » de SuperCollider s’en saisit, devenant lui aussi plus heurté et dominant fugacement l’unisson des saxophones d’un orage lointain mais grondant qui conduit à un silence spectral.

On ne sera pas surpris de constater que, des quatre concerts proposés dans ce Sax QT (Lorraine) 2022, c’est celui d’Anvers qui est le plus intense. Nous le disions lors de la sortie du duo avec James Fei, c’est à Anvers, après le concert de Kobe van Cauwenberghe, qu’a eu lieu cet enregistrement, un évènement marquant pour Braxton. Sur ce concert, on a le sentiment que les saxophones interagissent directement avec SuperCollider, dans une forme de réalité augmentée. Les sifflements d’anches font directement référence au spectre de Lorraine, et les voix s’amalgament. Le propos est dense et très subtil, même sur la troisième partie, lorsque le son d’outre-galaxie de l’ordinateur ouvre le morceau dans une forme de chaos. Le ténor de Laubrock, tout comme les sopranos, a un rôle d’apaisement, de calme chambriste qui apaise SuperCollider à terme… Un instant que choisit Chris Jonas pour exploser dans une rage soudaine, remettant le quartet sur un chemin serpentin et rocailleux.

Il est encore trop tôt pour dire si Lorraine est une forme de quintessence de l’art braxtonien de l’improvisation, une sorte de langage véhiculaire et augmenté qui peut, comme la GTM, amalgamer plusieurs pratiques et se transposer à l’infini. Une sorte de rame sans chauffeur, dirigée par l’intelligence artificielle sur le grand réseau des trams braxtoniens [6]. Ce qui est sûr, c’est que ces trois orchestres qui nous offrent autant de musique en deux coffrets permettent de mettre en perspective tout le travail que mène Braxton depuis presque 60 ans, et qui continue à plancher sur une approche holistique du langage et de l’interaction entre les expressions artistiques et philosophiques. On attend encore beaucoup de surprises comme celles-ci.

par Franpi Barriaux // Publié le 9 juin 2024

[1Voir notre article de 2019, NDLR.

[2On peut conseiller vivement le Trio (NYC) 2011, rare témoignage d’une musique très dense. Le duo avec Miya Masaoka use aussi de ce langage.

[3Julius Hemphill (as), Anthony Braxton (as, ss), Oliver Lake (ts), Hamiet Bluiett (bs).

[4Sax Quintet (Middletown) 1998.

[5A noter que sur le premier disque du coffret, c’est André Vida, un autre habitué des langages braxtoniens, qui joue - du baryton - en lieu et place de Laubrock, NDLR.

[6Voir notre article sur le langage EEMH.