Scènes

Marciac, échos d’un écosystème

Compte rendu de quelques prestations artistiques à Marciac.


Ne nous leurrons pas. Si le « machin » qu’est devenu Jazz In Marciac prétend s’imposer sur la liste des festivals de dimension planétaire, notamment sous son chapiteau cathédrale, il n’en est pas moins implanté dans un écosystème musical aux accents d’utopie. Qu’il s’agisse de prestations sur la place centrale de la bastide gersoise ou encore, et surtout, de l’excellence des propositions à l’Astrada - une salle issue de la dynamique festivalière - tout comme au cinéma et à la librairie La Chouette qui Lit.

Ici on ne dit pas « off » pour ce qui concerne les concerts relevant de la logistique officielle du festival. Pour le off, il faut aller, entre autres, à la Lampe-Mère : des sets impromptus et des jam sessions mêlant amateurs et professionnels de passage (Géraldine Laurent, Baptiste Herbin, Natasha Vew - chanteuse et pianiste belge -, Lucy Tasker - clarinettiste anglo-belge au son envoûtant - et Marc-Antoine Moercant, batteur chti…) y sont organisés par le Collectif de la Gélule.

Pablo Campos © Francis Vernhet

Mina Agossi, l’ex-égérie d’Ahmad Jamal, qui s’est produite la veille sous le chapiteau pour un hommage au maestro, s’empare de la scène pour une release party de Lonely Whales, son nouveau projet. Première hexagonale pour un répertoire déjà donné à Londres, avec une équipe constituée de son accompagnateur et complice, le bassiste/producteur Eric Jacot, ainsi que du claviériste Marc Charrière et du guitariste Fabien Miedzianowski. Le set oscille entre électro-vaudou et jazz pop plus ou moins déconstruit. Il se termine par une version de « When The Saints Go Marchin’ in » joyeusement iconoclaste, après avoir aligné et trituré les incunables « Caravan » et autre « Fever », sur lesquels la voix de la diva franco-béninoise déploie des mélismes envoûtants.

Le pianiste/chanteur Pablo Campos, lui, s’exprimera en quintette, avec Jeanne Michard au sax ténor et Noé Codjia à la trompette, ainsi que la rythmique Viktor Nyberg (contrebasse) et Philippe Maniez (batterie). S’il est souvent comparé à Nat King Cole pour son côté crooner virtuose, le leader s’aventure ici avec son groupe dans des paysages hard bop, laissant aux vents le soin d’amener le groupe dans des séquences improvisées souvent jouissives.
Un désir moite suinte de ce concert, entre la ballade queer « Mad About the Boy » magnifiée par un riff de piano arpégé, nimbée d’une voix profonde et complice ainsi que d’un somptueux solo de trompette bouchée, et des standards comme « What A Little Moonlight Can Do », avec ce qu’il faut de cuivres langoureux et d’accélérations subreptices.

Le guitariste Hugo Lippi déploiera quant à lui un set principalement fait de standards, qu’il aura à cœur de transcender avec une rythmique constituée dans l’urgence suite à l’absence du groupe pour cause de panne de train… Heureusement, Leonardo Montana (piano), Stéphane Adsuar (batterie) et Thibault Soulas (contrebasse) auront à cœur de l’accompagner sur, entre autres, un « Poinciana » au-delà du groove, pendant que sa guitare déborde de générosité orchestrale.

Le trompettiste toulousain Daoud, lui, s’inscrit dans les pas d’un Christian Scott et de sa « stretch music ». Les intervalles de ses compositions sont en effet dotés d’extensions subliminales grâce à une rythmique en feu : Louis Navarce (contrebasse) et Guillaume Prévot (batterie), un clavier féru d’expérimentations sonores (Étienne Manchon) et un vibraphoniste oscillant entre douceur et furie (Félix Robin). Un peu comme le répertoire, où une poétique de l’absurde (reprise de « Partir un jour » de 2B3 !) le dispute à un profond sens musical, partagé entre inclinations bop (jeu de trompette rappelant plus Clifford Brown que Chet Baker) et souci permanent du groove le plus contemporain. Le trompettiste se fait aussi rappeur, avec un flow plus que convaincant.

Le philosophe clarinettiste David Rothenberg a encore de la boue sur les pieds lorsqu’il vient présenter son essai « Un rossignol dans la ville » (chez Actes Sud) à la librairie La Chouette Qui Lit. Il révèle qu’il revient des rives d’un étang où il souhaitait observer la sittelle torchepot… et dialoguer avec cet oiseau. Pendant son intervention, il joue un peu de clarinette et fait écouter des enregistrements d’oiseaux.
La présence de la statue de Wynton Marsalis à côté de l’Astrada l’interpelle : « Comment peut-on, à l’instar du statufié trompettiste, décider que le jazz s’est arrêté au début des années soixante ? »
Pour lui, qui s’inspire des sons aviaires, « en jazz, les règles sont faites pour être dépassées ». Pour autant, « un musicien de jazz n’a pas vocation à décoder le chant du rossignol. » Il finira par aller improviser dans une clairière au fond des jardins partagés de Marciac. La veille, il aura participé à un ciné-débat autour du film tiré de son dernier essai organisé par Paysages In Marciac (une association d’agronomes progressistes, partenaire du festival).

Marc Ribot © Isabelle Labat-Castaing

La salle de l’Astrada, à l’acoustique plus qu’impeccable, est désormais partie prenante du festival dans son ensemble. Elle n’en conserve pas moins sa vocation à aligner des formations innovantes.
Le groupe Butcher Brown (DJ Harrison (claviers) ; Corey Fonville (batterie) ; Andrew Randazzo (contrebasse) ; Marcus « Tennishu » Tenney (trompette, saxophone) et Morgan Burrs (guitare)) déroule un jazz hip hop expérimental aux accents parfois rock, avec des polyphonies et des polyrythmies parées de volutes spirituelles. C’est un laboratoire du groove qui s’exprime sur scène.

Parmi les Américains conviés, cette année, le trio Jazz-Bins du légendaire guitariste Marc Ribot se plaît à subvertir les codes convenus du trio guitare/orgue/batterie. Celui qui connut l’effervescence pré-punk dans les années soixante-dix est un maître de l’instrument, qu’il se plaît à triturer avec force arpèges dissonants, distorsions et réverbération savamment dosées et autres bends (cette torsion exercée sur le manche de l’instrument, héritage du blues électrique).
Son propos sur la scène de l’Astrada est d’autant plus hétérodoxe (déconstruction joyeuse de l’incunable « There Will Never Be Another You ») qu’il est entouré de Greg Lewis, l’un des maîtres actuels de l’orgue Hammond B3, et Joe Dyson à la batterie. Signalons que cet indéfectible antifasciste de Marc Ribot a signé un appel des musiciens de jazz américains à soutenir le Nouveau Front Populaire face au danger fasciste dans l’Hexagone.

Parmi les artistes français, le duo Madeleine & Salomon (Clotilde Rullaud voix, flûte, effets ; Alexandre Saada piano, voix) délivre son répertoire décolonial des corps et des cœurs, constitué de bijoux exhumés de la pop anatolienne, du rock iranien ou encore de la soul égyptienne. Les mélismes subtils de la voix et de la flûte s’entremêlent avec les diaprures émergeant du piano pour un set aux allures de conte oriental, plus que bienvenu dans un pays où les fantasmes racistes font des ravages.

Ablaye Cissoko © Jean-Jacques Abadie

Le concert de la formation African Jazz Roots (Simon Goubert (batterie) ; Ablaye Cissoko (kora) ; Sophia Domancich (piano) ; Jean-Philippe Viret (contrebasse) et Ibrahima « Ibou » Ndir (calebasses)), confirme cette tendance décoloniale dans les créations françaises contemporaines. Le groupe est même un précurseur de cette « école », depuis son premier album en 2012. Le dialogue entre la kora et le piano, entre unisson, éloignements et rapprochements, est empli d’un profond respect pour les origines africaines mais aussi européennes (débarrassées de leurs oripeaux impérialistes, cela va sans dire), d’un jazz transcendant les affres identitaires. La calebasse, loin d’être un instrument minoré aux côtés de la batterie du leader (qui se fera pianiste le temps d’un magnifique morceau aux accents mandingues), se fait mélodique et permet au groupe d’atteindre des profondeurs d’émotions contrastées. La précision et le dépouillement du jeu de contrebasse permettent à son titulaire d’irriguer l’orchestre de vibrations architectoniques universelles.

La formation d’Adèle Viret sera l’occasion d’assister à l’une des plus belles passations de culture qui soient. La violoncelliste maîtrise le moindre aspect matériel de son instrument, tant arco que pizzicato, le faisant parfois sonner comme une kalimba. Elle lance son groupe dans des grooveries résolument contemporaines tout en gardant le cap d’un blues subliminal, serti de mesures impaires. Le répertoire, intitulé Close To The Water (titre du premier album à venir de cette formation lauréate du tremplin Jazz Migration), est dédié à l’eau et à la mer. Des ondes d’une sensualité infinie se font entendre dans sa conversation musicale avec son trompettiste de frère, en particulier sur « Pour ceux qui sont là », créé à l’occasion d’une résidence de création à la Fondation Camargo à Cassis.