Marianne Trudel, poétesse de l’éphémère
Le temps est au cœur des préoccupations de la pianiste québécoise.
Marianne Trudel @ Jens Schlenker
Originaire de Saint-Michel-de-Bellechasse, un village sur les bords du Saint-Laurent proche de Québec, Marianne Trudel est arrivée dans le monde du jazz par hasard. Depuis, elle est devenue un des fers de lance de la scène québécoise, probablement une des plus sous-estimées au monde, notamment en participant à la création de l’Orchestre national de Jazz de Montréal. Plus récemment, sa collaboration avec le batteur John Hollenbeck a marqué une nouvelle étape dans sa carrière.
- Marianne Trudel @ Christophe Charpenel
- D’où vient votre intérêt pour le jazz ?
Dès mes premières leçons de piano à l’âge de 5 ou 6 ans, j’aimais improviser. Laisser aller mes mains sur le clavier me fascinait, sans savoir que c’était de l’improvisation. Mais je me dirigeais vers le piano classique. Au moment de passer les auditions pour l’université, il y a eu un concours de circonstances. J’ai eu une mononucléose et je n’ai pas pu faire les auditions à temps. Alors, un collègue m’a dit : « Toi qui aimes improviser et composer, tu pourrais explorer le programme jazz du Cégep Saint-Laurent de Montréal. Ils passent une année à improviser et à composer pour des big bands. » Je ne connaissais vraiment rien au jazz à l’époque, mais le programme m’intriguait. J’ai donc découvert cette tradition et j’en suis tombée amoureuse. Paf ! Cela a été une découverte extraordinaire. Je me suis familiarisée avec cette culture qui est tellement riche et diversifiée.
- © Jean-Michel Thiriet
- Durant vos études, y a-t-il un professeur qui vous a plus marquée que d’autres ?
Plus que des professeurs, ce sont des musiciens que j’ai rencontrés au cours de stages. J’ai ainsi fait la connaissance de Muhal Richard Abrams au Banff Centre for the Arts pour une série d’ateliers sur le big band. J’aime sa vision inclusive qui consiste à voir la musique comme un phénomène infini, très ouvert, très perméable. J’ai eu la chance de passer les sept matins avec lui à faire des duos. J’ai toujours été insomniaque et j’allais très tôt au pavillon pour pratiquer. Le premier matin, j’ai entendu un piano. C’était extraordinaire. Je m’approche en me disant : « Mais qui est-ce qui joue comme ça ? » Et c’était Muhal qui était là à 6 heures du matin. J’ai osé cogner à la porte et ainsi on a trippé ensemble. Il a été super généreux. En fait, quand j’ai fait une maîtrise en ethnomusicologie, j’ai l’ai dédiée à l’AACM. George Lewis a eu aussi de l’influence sur moi. Durant un stage, j’ai également eu la chance de jouer avec Kenny Wheeler. Ces gens-là ont une vision tellement forte, une telle personnalité et beaucoup d’expérience, avec une grande ouverture et générosité.
Parfois je me disais que je n’étais pas à ma place.
- En relation avec le travail en big band, vous êtes l’une des instigatrices de l’Orchestre National de Jazz de Montréal, n’est-ce pas ?
Absolument. L’idée de départ était de Jacques Laurent qui est le directeur de l’orchestre. J’étais dans la toute première équipe qui a co-fondé ce projet. On était cinq ou six musiciens au départ. Au début, cela a été très difficile. À Montréal, il manque cette culture chez les diffuseurs pour financer de gros projets en jazz alors qu’ils sont prêts à le faire pour un orchestre symphonique. Cela fait maintenant dix ans que l’Orchestre National est né. Ça roule super bien. Moi, je ne suis plus dans l’équipe mais je contribue en tant que pianiste et compositrice. C’est la crème de la crème des musiciens de jazz de Montréal. Et j’ai toujours de beaux projets avec eux.
- Marianne Trudel @ Vilnu Suslavicius
- Parlons un peu de l’hommage à Joni Mitchell avec la chanteuse Karen Young. Comment l’idée vous est-elle venue ?
Je connais Karen Young depuis une dizaine d’années. On avait fait un spectacle, Djavan, avec des musiques brésiliennes. Et à un moment donné, on s’est rendu compte à quel point on aimait toutes les deux Joni Mitchell et à quel point on aimait jouer en duo. Même dans les spectacles en quartet ou en quintet, on se réservait des morceaux en duo. On a réfléchi à un projet et on a commencé avec un répertoire qui comprenait des standards, quelques pièces brésiliennes ainsi qu’une ou deux chansons de Joni. Quand on a voulu faire un album, on s’est dit : « On aime trop Joni Mitchell, allons-y carrément ! » Cela fait maintenant plus de trois ans qu’on tourne avec ce spectacle-là et c’est magnifique car à chaque fois c’est différent. Karen et moi adorons le risque. Ce sont donc les chansons de Joni que j’ai réarrangées avec l’esprit du jazz. Cela ne veut pas dire que l’on fait les chansons en swing.
- Votre collaboration avec le batteur John Hollenbeck est plus récente. J’imagine que tout a commencé lorsqu’il est venu enseigner à l’université McGill ?
Exactement. La première fois que je l’ai invité à jouer, c’était il y a peut-être cinq ans. J’avais fait deux soirs avec un quartet. Il y avait aussi Tony Malaby, au saxophone, que je connais depuis quinze ans et Rémi-Jean LeBlanc à la contrebasse. Et comment ne pas aimer jouer avec John Hollenbeck ? Son sens du timing, sa pulsation sont si solidement ancrés. C’est un joueur vraiment excitant. Je me suis dit : « Ouah ! C’est sûr qu’il faut que je rejoue avec John. » Je ne sais plus comment j’ai eu cette idée de faire le duo piano-batterie. J’ai dit : « Peut-être qu’on devrait essayer quelques pièces en duo ? » J’en ai écrit spécialement pour ce duo qu’on a présenté à Jazzahead l’an dernier. L’album est prêt et j’ai un gros point d’interrogation quant au distributeur, à la maison de disques. Tout a tellement changé ces dernières années. Et j’ai deux autres albums qui sont prêts : un trio (Time Poem avec John) et un en solo avec quelques pièces à l’orgue dont je suis très satisfaite.
- Marianne Trudel @ Christophe Charpenel
- À quoi se réfère le titre de l’album en trio, Time Poem (La Joie de l’éphémère) ?
En musique, le temps est notre matière première. Et on le sculpte de différentes façons. J’ai un côté poétique qui est très présent et, avec John et Rémi-Jean, ce côté s’amplifie. Je vous avouerai que j’avais ce titre en tête depuis trois ou quatre ans. J’ai voulu le compléter avec La Joie de l’éphémère en raison du plaisir du moment présent. En fait, un événement m’a particulièrement marquée. Le meilleur ingénieur du son à Montréal s’appelait Rob Heany. C’était un gars hyper passionné que je n’avais pas vu depuis deux ans à cause de la Covid. Je l’ai croisé il y a un an dans un studio d’enregistrement. Il m’a demandé si j’avais toujours 51000 projets et m’a encouragée à me remettre à l’écriture. Et le lendemain, j’ai appris qu’il était décédé. Il a eu un arrêt cardiaque au volant de sa voiture. Il avait 60 ans. Cela m’a happée profondément. Je m’en allais en vacances en randonnée pendant dix jours en Gaspésie. Finalement, je suis partie mais je me suis enfermée dans mon petit chalet et j’ai écrit neuf nouvelles pièces en neuf jours. Et c’est à la mémoire de Rob. La joie de l’éphémère, c’est aussi réaliser à quel point on est chanceux d’être vivant, ce qu’on oublie chaque jour.
- Le dernier album de l’Orchestre National de Jazz de Montréal auquel vous avez contribué est axé sur l’équité entre femmes et hommes. La semaine prochaine, vous avez un concert prévu avec le McGill Jazz Orchestra qui mettra les femmes compositrices à l’honneur. Vous considérez-vous comme une militante ?
[Rires] Je me considère comme une personne qui est intéressée à entendre le plus de voix différentes possibles. Malheureusement, encore aujourd’hui - même si cela change un peu - on n’a pas accès à ce complément de vision, d’expression, de sensibilité, d’imaginaire qu’est la partie féminine. C’est pourquoi je n’ai programmé le concert à McGill qu’avec des femmes compositrices. Quand j’étais étudiante, nous n’étions que deux femmes dans le programme. Je me suis toujours demandé pourquoi il n’y avait pas plus de femmes. Il y a pas mal de théories là-dessus, mais selon moi il s’agit simplement d’un effet d’entraînement. Plus on aura de femmes, plus cela donnera envie à d’autres jeunes femmes de prendre ce chemin. Pour l’Equal Orchestra, c’est Christine Jensen qui a eu cette idée-là. Il s’agissait d’avoir plus de diversité, pas simplement une parité hommes-femmes, car nous avons une personne transgenre. Je trouve que l’énergie est très différente dans un ensemble qui est plus équilibré. Cela donne d’autres fruits. Effectivement, je suis militante pour avoir plus de richesse dans les visions et un meilleur équilibre. Mais je ne suis ni amère, ni frustrée. Je sais qu’en tant que jeune étudiante, cela m’a manqué de ne pas avoir quelques figures femmes dans le corps professoral. Et des fois, je me disais que je n’étais pas à ma place.
« C’est qui Marianne Trudel ? »
- Quelles seront les femmes au programme de ce concert ?
Mary Lou Williams, incontournable, Maria Schneider, Toshiko Akiyoshi, Christine Jensen, Satoko Fujii et quelques-unes de mes pièces. D’ailleurs, j’ai participé avec un grand plaisir et honneur au fameux recueil New Standards : 101 Lead Sheets By Women Composers de Terri Lyne Carrington. C’est un peu comme un Real Book avec exclusivement des pièces de femmes compositrices. Cela va donner un peu d’encouragement à ces jeunes femmes. Début décembre, Terri Lyne m’avait également invitée à Berklee pour faire trois jours d’ateliers. Elle dirige le Jazz and Gender Justice Program. C’était agréable d’évoluer dans un environnement où on est presque à parité.
- Que pensez-vous du manque de considération pour la scène jazz québécoise de la part de la presse en particulier, qu’elle soit locale ou internationale ?
Je trouve ça dommage. On passe vraiment sous le radar. J’ai déjà écrit des lettres au Devoir, un des journaux importants ici, où le jazz est complètement absent. Montréal est soi-disant une ville du jazz, soi-disant le plus gros festival de jazz au monde, mais au quotidien, dans la presse, dans les médias, on est complètement absents. C’est clairement un problème.
- Avez-vous une idée des raisons expliquant une telle situation ?
C’est une très bonne question. Mais je pense que cela s’est produit petit à petit en en parlant de moins en moins. À Montréal, la communauté jazz a toujours eu du mal à se fédérer. On a fait plusieurs essais pour unir nos voix, mais cela n’a jamais fonctionné. En outre, comme on ne parle pas de nous, c’est très difficile d’aller jouer en Europe. On part de zéro. Cela fait des années que je me démène, j’ai des milliers de projets, j’ai une bonne réputation au Canada, mais ailleurs on dit : « C’est qui Marianne Trudel ? »