Scènes

Marseille Jazz sous le signe de Monk

Soirée dédiée à Monk en ouverture de la saison de Marseille Jazz.


C’est au cinéma l’Alhambra, une structure classée art et essai dans les quartiers nord de Marseille, que l’on a pu assister le 28 avril à une soirée dédiée à Thelonious Monk.
William Benedetto, le directeur du lieu, et Hugues Kieffer, directeur artistique du festival, rappellent l’indéfectible partenariat qui lie désormais leurs deux structures. Et puis, quoi de mieux que de commencer par une soirée dédiée au « grand prêtre du bebop », déclare le second, qui semble pétri d’émotion rien qu’en prononçant le nom « Monk » -ce dernier étant, pour lui, synonyme d’« étrangeté et simplicité » simultanées.

En première partie de soirée, voici Léo Quartet, avec son projet « Atmosphère Monk », que le saxophoniste marseillais Léo Mérie se plaît à renouveler au fil des ans. Fin connaisseur de l’œuvre du pianiste, il tient d’emblée à préciser que ce dernier était certainement le plus simple des êtres humains et qu’il avait « une main droite dans le passé et une main gauche dans l’avenir ». Et pourtant, c’est un quartet sans piano qui s’exprime sur le plateau ce soir-là. Dans cette configuration inédite, le suc de l’œuvre monkienne s’écoule avec une sensibilité certaine. Les titres se succèdent, de Light Blue en introduction, en passant par Epistrophy, jusqu’à un Green Chimneys aux accents quasiment afro.
Au mitan du concert, une interprétation pétrie d’émotion de Monk’s Mood, en duo de saxophones avec Gérard Murphy, restitue la substantifique moelle de l’univers exploré. Car c’est bien à une exploration plus qu’à une démonstration que nous convient les musiciens, qui semblent tous possédés par l’esprit du répertoire. Ainsi du jeu mélodique de Fred Pasqua à la batterie, dont l’excellence rythmique contribue au récit commun, ou bien encore de la quête poétique d’un Pierre Fénichel à la contrebasse, tant dans l’accompagnement au service de l’ensemble que dans des solos au sens de l’espace affûté. Vous avez dit « monkien » ?

c’était un taiseux, Monk


En seconde partie de soirée, c’est le documentaire intitulé « Rewind & Play. It’s not nice ? » qui est projeté.
Alors qu’il préparait un autre film, le réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis a mis la main sur les rushes inédits d’un passage de Monk à la télévision française en 1969. Un montage sans commentaire a suffi pour construire ce film qui sera diffusé à l’automne prochain sur la chaîne Arte.
L’originalité formelle tient certainement aux scories imprimées sur la pellicule, qui, certes, donnent des atours expérimentaux au film, mais qui sont aussi autant de rappels de l’échec de l’interview. D’où une veine comique qui tient au comportement de l’intervieweur de Monk, le pianiste Henri Renaud, dont on se dit qu’il aurait mieux fait de rester au piano. Admirateur inconditionnel du musicien, il tente de lui faire raconter divers aspects de sa vie publique ou privée. Sans aucun succès, car Thelonious Monk n’entend pas participer à cette approche « people » avant l’heure, aussi timide soit-elle, et ne souhaite se faire entendre qu’à travers sa musique. C’est que c’était un taiseux, Monk. Quand on lui demande pourquoi il a installé son piano dans sa cuisine, il rétorque que c’est simplement « parce que c’était la plus grande pièce de l’appartement » et qu’il n’a rien à ajouter. Dans la plupart des cas, il ne répond même pas aux questions stéréotypées qu’on lui pose, malgré l’insistance du « journaliste ». On le voit transpirer sous les feux des projecteurs, pendant que des essais caméra qui semblent durer une éternité (gros plan sur sa barbe poivre-et-sel) succèdent aux pitoyables essais d’un Henri Renaud, qui se retrouve de plus en plus hors-jeu.

Quelques captations hors studio donnent à entrevoir l’extrême simplicité du pianiste, que ce soit dans le hall de l’aéroport d’Orly, dans le taxi (avec l’adorable Nellie, son épouse aux lunettes fantasques), ou encore au bar-tabac juste à côté des locaux de l’ORTF où on le voit caressant le chien de la patronne et se sifflant un cognac « straight » et surtout sans « chaser » ! Il fume aussi clope sur clope.
A la limite, ces plans sont moins malsains que les champs-contrechamps pendant les lamentables questions de l’intervieweur.

Heureusement, il y a des plages musicales d’exception, dans un de ces exercices de haute voltige en piano solo qu’affectionnait le maître - ici paré de son bonnet chinois. Une captation au plus près de l’une de ses dernières compositions, « Ugly Beauty », rachète finalement tout le mal que lui infligent les Frenchies. Cette performance, rééditée en DVD dans la collection « Jazz Icons », sans les à-côtés donc, prouve si besoin en était que l’investissement de Monk dans sa musique ne pouvait être que total.

La diffusion cinématographique de ce portrait en creux vient à point nommé compléter le beau documentaire actuellement disponible en replay Arte, « Monk, Pannonica : une histoire américaine »
 [1] En se passant de tout commentaire, il ne peut que confirmer le génie du pianiste.

Présent dans la salle, Jacques Ponzio, le plus « monkophile » des Marseillais [2], est dubitatif sur l’intérêt du film. Il n’en reste pas moins toujours béat d’admiration face au jeu de son idole. Certes, un débat avec le réalisateur eût été le bienvenu, ou même une table-ronde avec ce dernier et les musiciens. N’empêche, la saison 2022 de Marseille Jazz est placée sous le signe de Monk et c’est de très bon augure pour la suite…

par Laurent Dussutour // Publié le 29 mai 2022
P.-S. :

[1Une belle contextualisation, des extraits d’entretien pertinents (Laurent de Wilde, Thelonious Monk Jr…), des interprétations très contemporaines du répertoire monkien… un bémol de taille cependant : le commentaire impute le décès de Charlie Parker à une overdose alors que le saxophoniste, certes camé jusqu’à la moelle, est bel et bien mort d’un infarctus pendant un fou-rire alors qu’il regardait un spectacle de clown à la télévision, dans le salon de la baronne !

[2Une édition revue et augmentée de son Abécédaire Monk est annoncée pour l’automne prochain, toujours chez Lenka Lente.