Portrait

Mary Halvorson : une cartographie de cordes

Mary Halvorson est un phénomène comme il en existe peu par générations.


Mary Halvorson est un phénomène comme il en existe peu par générations. Avec une cinquantaine d’albums dans sa discographie et une renommée qui dépasse largement le cénacle des observateurs de la scène new-yorkaise, on pourrait s’étonner de son âge. Elle vient de fêter ses 35 ans, dont une dizaine à enregistrer sous son nom ou en tant que sidewoman de plus en plus recherchée.

En embrassant différentes expressions, du jazz libre au rock sophistiqué, on pourrait craindre qu’elle ne se disperse ; bien au contraire, elle trace déjà l’un des parcours les plus singuliers de ce début de siècle, avec une sonorité si familière qu’on la reconnaît, à peine a-t-elle effleuré ses cordes.

Mary Halvorson © Franpi Barriaux

En 2014, la célèbre institution Smithsonian commande à trois artistes une revisite du Star Splangled Banner, l’hymne américain. Entre la pianiste classique Rachel Grimes et le vidéaste Matt Mahurin, se trouve Mary Halvorson. Une anecdote au regard de la carrière qu’elle est entrain de bâtir, mais un sacré clin d’oeil à son enfance dans la banlieue de Boston, quand elle décida de lâcher le violon pour la guitare par passion pour Jimi Hendrix ! Sa version est kaléidoscopique.

Elle forme un aller-retour constant entre tension et quiétude, une interprétation à la fois puissante et fragile. L’élève de Joe Morris, avec qui elle anime le groupe Plymouth, a conservé de cet apprentissage le goût pour l’équilibre précaire qui n’empêche jamais d’ouvrager avec soin de solides construction. Morris l’a toujours poussé à découvrir sa propre voix, qui la caractérise aujourd’hui.

Ce style serpentin, qui peut paraître fin et acéré comme du cristal a commencé à faire parler de lui aux côtés d’Anthony Braxton. Diplômée de la Wesleyan University où le saxophoniste professe depuis le début des années 90, la jeune femme l’a suivi dans sa quête de langages de plus en plus raffinés. Elle a choisi les cours de Braxton parce que les duos avec Derek Bailey, enregistrés entre 1974 et 1986, l’avaient impressionnée. Ils ne se sont pas quittés. On la retrouve sur Quintet (London) 2004 où elle trace des motifs sinueux qui donnent du relief à la masse orchestrale de la « Composition 343 », emblématique de la Ghost Trance Music. Ce concept braxtonien, qui induit l’idée d’infinitude dans la répétition de motifs aléatoires, est foncièrement lié à l’avènement d’une ribambelle de jeunes musiciens réunis dans un 12+1tet auquel on doit notamment un roboratif coffret 9 Compositions (Iridium) 2006.

A. Braxton, M. Halvorson, T. Ho Bynum © Franpi Barriaux

Au milieu des solistes Reut Regev, Steve Lehman ou James Fei, elle avance par petites phrases rapides, aiguisées comme des lames qui viennent ordonnancer les timbres à grands traits. Elle bataille notamment avec sa complice violoniste Jessica Pavone. Leur relation va au delà des entités braxtoniennes. On les verra en duo dans des œuvres chambristes aux reflets de pop élégante (notamment Departure of Reason, édité en 2011), une douceur assumée pour ces amatrices de Robert Wyatt…

Auprès de Braxton, la guitariste a un rôle d’organisatrice, ce que nous notions à l’occasion d’un concert à Tours, en 2014. La tâche peut paraître secondaire, si on la considère uniquement ornementale, mais c’est oblitérer la caractéristique fondamentale du jeu d’Halvorson : se fondre dans l’univers de ses hôtes pour travailler au cœur la chimie intime et inoculer sa réalité. Se saisir des mélodies pour les stimuler avec méthode et insuffler de l’énergie et du rythme. Elle le fait avec une autorité naturelle, qui tranche avec le calme qui caractérise son attitude à la guitare ; Halvorson peut paraître effacée, elle est au contraire concentrée à l’extrême. En symbiose avec les orchestres qui l’accueillent.

On en a un exemple récent avec le quartet de la prodige de l’AACM, Tomeka Reid. La violoncelliste entame son disque sur le « 17 West » de Dolphy où la guitare apparaît d’abord dans un registre sage, avec un instrumentarium très sixties (violoncelle/contrebasse/guitare/batterie). La mélodie est d’abord contenue, puis elle se désagrège à mesure que les cordes se heurtent ; les légers décalages d’Halvorson, ses gestes prompts autant que précis accélèrent imperceptiblement le rythme avant de se laisser déborder par un motif presque planant quand la tension est à son comble. C’est une érosion paisible mais inéluctable d’un propos qui se saisit de la tradition pour mieux la faire sienne. Elle perpétue cette démarche chère à Braxton en la mélangeant avec son propre parcours musical.

Voilà indéniablement ce qui a séduit Taylor Ho Bynum, autre très proche de Braxton. Le trompettiste embarque Mary dès 2007 dans son sextet, aux allures familiales : le batteur Tomas Fujiwara est un vieil ami du leader, et avec Pavone et Halvorson, ce sont autant de duos anciens qui se réunissent en un seul orchestre [1]… plus économique pour envisager des tournées au long cours ! Le plus riche témoignage de cette époque est l’explosif Asphalt Flowers Forking Past paru en 2008 chez HatHut [2]. Le morceau « WhyExplicities Part 1 » est l’occasion de lancer une nappe bruitiste hérité d’un rock qu’elle ne renie pas, et expose une autre facette de son jeu. Ses participations à des groupes estampillés Avant-Rock à l’instar de People, un trio avec Kevin Shea et Kyle Forester (3XaWoman) ne sont pas une somme de carrières parallèles, même si elle chante, en s’appliquant à déconstruire la mélodie comme elle le fait à la guitare.

Mary Halvorson. Photo : Michael Parque

Sa démarche est résolument globale, sans attachement à un genre particulier. Une de ses premières apparitions sur un album n’est ni avec Braxton ou Morris, ni avec Marc Ribot qui l’avait engagée dans sa relecture du Sun Ship de Coltrane. Il s’agit d’un bras de fer avec le bassiste de Mr Bungle, Trevor Dunn et son Trio Convulsant (Sister Phantom Owl Fish, 2004). Avec son vieux camarade des quartiers pavillonnaires de Boston, le trompettiste Peter Evans (Mostly Other People Do The Killing), elle anime un trio détonnant avec Weasel Walter, frappeur fou venu du Métal (Mechanical Malfunction, 2012). On retrouve des particules de cette fulgurance dans le Power Trio Thumbscrew où elle croise Tomas Fujwara et le contrebassiste Michael Formanek. Certainement son groupe le plus équilibré, sinon le plus central. Récemment on la découvre dans le divertissant Ye Olde du tromboniste Jacob Garchik, encore un familier de Braxton. Construit comme un clin d’oeil au rock progressif bardé de légendes médiévales, ce groupe où trois guitaristes parmi les plus doués de New-York (à Halvorson s’ajoute Brandon Seabrook ainsi que Jonathan Goldberger) et Vinnie Sperrazza (dms) partent dans un pastiche de quête épique avec le tromboniste, dont la coulisse rivalise de riffs avec ses invités. Anecdotique mais puissant, ce disque court permet à Halvorson de multiplier les distorsions saignantes au milieu de ses petits camarades, sans tempérer sa propre expression.

Mary Halvorson est un sable rare. Elle absorbe et filtre tous les langages pour enrichir son nutriment, ses compositions. En 2008 sort Dragon’s Head, un trio avec Ches Smith, un autre batteur fétiche, et le contrebassiste John Hebert ; le style est heurté, laisse beaucoup de place à ses comparses, mais ne va cesser de se raffiner à mesure que les oeuvres se complexifient et les musiciens s’ajoutent… Lorsque sort Illusionary Sea, le triangle est devenu septet. L’émulation entre eux est radicalement créatrice : le Navigation de Ho Bynum qui sort concomitamment est lié… et que dire de la saxophoniste Ingrid Laubrock ? Membre du Anti-House de l’allemande, Halvorson est le contrepoids idéal au jeu très anguleux de sa collègue. Depuis 2008, elles mènent avec Tom Rainey une expérience d’improvisation collective époustouflante, qui voit dans le récent Hotel Grief un sommet. Les partitions étant numérotées (une manie braxtonienne ?), il est aisé de constater la progression et la façon dont elle se nourrit de l’ensemble de ses rencontres, de son parcours et de ses inclinations qui vont de Scriabine à Hendrix, sans oublier ce jazz qui la nourrit et l’anime, mâtiné d’inspirations diverses, comme l’astrologie…

C’est ce qui a conduit à son solo qu’il ne faut pas envisager comme un aboutissement, mais plutôt comme un jalon, un rapport d’étape sur lequel elle va créer de nouvelles connections. Meltframe est un florilège de Standards, un exercice qu’elle avait déjà tangenté en duo avec Stephan Crump. Avec ce solo, elle marque son territoire : elle distord le « Cascade » d’Oliver Nelson et entoure le « Solitude » d’Ellington d’un drapé soyeux et pourtant légèrement rêche. Il ne s’agit pas de renverser la table ou de prendre ses distances, ni de jouer les virtuoses. S’il en est une qui s’est débarrassée de ces clichés poussiéreux et musculeux du guitar-hero tout puissant, c’est elle. Mary Halvorson est une exploratrice. Une cartographe qui a réussi à abolir les distances. Une récente collaboration avec Noël Akchoté (elle reprend son « Cheshire Hotel » sur Meltframe) va la conduire dans une rencontre de cinq guitaristes autour de Gesualdo ; une aventure qui nourrira des inspirations futures… on souhaiterait ardemment la voir diriger des grand formats. Elle a tellement de temps devant elle…

par Franpi Barriaux // Publié le 6 décembre 2015
P.-S. :

Discographie Sélective :

Anthony Braxton 12+1 tet (Victoriaville) 2007 (Victo Records, 2008)
Jessica Pavone, Mary Halvorson, Devin Hoff & Ches Smith- Calling All Portraits (Skycap Records, 2008)
Nate Wooley, Mary Halvorson & Reuben Radding- Crackleknob (HatHut, 2009)
Tom Rainey Trio- Pool School (Clean Feed, 2010)
Mary Halvorson Quintet- Bending Bridges (Firehouse 12 Records, 2012)
Ingrid Laubrock Anti-House- Strong Place (Intakt Records, 2013)
Anthony Braxton Septet- Echo Echo Mirror House (Victo Records, 2013)
Taylor Ho Bynum Sextet and 7-tette- Navigation (Firehouse 12 Records, 2013)
Mary Halvorson Septet- Illusionary Sea (Firehouse 12 Records, 2013)
Mary Halvorson, Michael Formanek & Tomas Fujiwara- Thumbscrew (Cuneiform Records, 2014)
People- 3xaWoman : The Misplaced Files (Telegraph Harp, 2014)
Plymouth- Plymouth (Rare Noise Records, 2014)
Mary Halvorson- Reverse Blue (with Chris Speed, Eivind Opsvik & Tomas Fujiwara ; Relative Pitch Records, 2014)
Tomas Fujiwara & The Hook Up- After All Is Said (482 Music, 2015)
Mary Halvorson solo guitar- Meltframe (Firehouse 12 Records, 2015)

Playlist Spotify spéciale Mary Halvorson :

[1auquel s’ajoutera Matt Bauder (ts, bcl) et Evan O’Reilly (g).

[2un label sur lequel elle livrera le très improvisé Crackleknob, avec Nate Wooley.