Chronique

Mathias Lévy

Les démons familiers

Mathias Lévy (vln), Thomas Enhco (p), Jérémy Bruyère (elb, b), Matthieu Chazarenc (dms), Maëlle Desbrosses (alto), Bruno Ducret (cello), Jean-Philippe Viret (b) + Hugues Mayot (clb), Laurent Derache (acc), Leïla Martial (voc).

Label / Distribution : PeeWee !

Cinquième disque sous nom [1], Les démons familiers constitue pour Mathias Lévy une étape importante dans l’expression de son désir de fusion, et se présente sans doute comme son projet le plus œcuménique à ce jour. À la tête d’un quartet d’essence jazz (Thomas Enhco, Jérémy Bruyère et Matthieu Chazarenc), le violoniste ajoute une coloration plus classique à ses compositions en s’entourant de cordes (Maëlle Desbrosses, Bruno Ducret et Jean-Philippe Viret). Voilà par ailleurs un disque qui fait écho à une autre tentative du même ordre, Family Tree, menée par David Enhco. Ce sont là deux essais musicaux autobiographiques, en quelque sorte. Et deux albums ayant en commun leur pianiste, Thomas Enhco, d’une présence remarquable de bout en bout, il faut le souligner.

Qu’on se rassure : Les démons familiers de Mathias Lévy sont en réalité des créatures paisibles et nourricières. Elles ont l’âme vagabonde. Car derrière ces êtres mystérieux se cachent toutes les musiques et les musiciens qui le fascinent et par lesquels il s’est lui-même façonné au point de devenir un instrumentiste de premier plan, occupant désormais une place majeure dans la grande famille des violonistes de jazz. En héritier direct d’un Stéphane Grappelli ou d’un Didier Lockwood, ce virtuose passionné par Django Reinhardt autant que par le théâtre contemporain ou Béla Bartók, a choisi de rassembler ses souvenirs et ses invitations au voyage dans un album dont la richesse mélodique le dispute à une écriture savante et gorgée de swing en même temps, qui sait accorder une place essentielle à l’émotion et à la diversité des voies empruntées. Ici, on ne risque pas l’ennui…

« Beyrouth », en ouverture du disque, est sans doute le parfait exemple de cette osmose. Tout commence par un chant lointain en forme d’appel, avant le battement de cœur d’une basse électrique (celle de Jérémy Bruyère) et une première intervention au violon, décisive de lyrisme et d’énergie. Le piano prendra les rênes à son tour, porté par une inspiration plus romantique. Le décor est planté, les musiques s’unissent, ouvrant la voie à une série de thèmes dont la variété stylistique serait celle d’un périple amoureux aux couleurs changeantes. On peut évoquer l’idée d’un jazz de chambre. Les onze compositions – toutes signées Mathias Lévy – sont l’occasion de rencontres prétextes à l’élaboration de textures tendres, qui font de cette heure de musique la bande son d’un film aux accents oniriques. Ainsi, on filera du côté de l’Orient (« Arabesques ») avant d’arpenter les rues d’une ville imaginaire pour une course rapide (ce que peut suggérer « Mécanique des fluides »). Parfois, aussi, Grappelli cligne de l’œil à Bill Evans (« Valse à Bill », la bien nommée) avant que de « Petites différences » ne fassent valoir une rythmique toute en rebondissements. Des musiciens invités viennent de leur côté enrichir la palette sonore et multiplier les points de vue : c’est par exemple la clarinette basse mélancolique d’Hugues Mayot (« Couleurs »), la frénésie du chant d’ailleurs de Leïla Martial (« Unis vers ») ou l’accordéon un brin nostalgique de Laurent Derache (« Étrangers »).

Un scénario finement ciselé, un casting sans faute, une interprétation brillante et humaine à la fois : c’est un peu tout cela qu’offre ce « film musical » signé Mathias Lévy. Ses démons familiers pourraient vite devenir les vôtres.

par Denis Desassis // Publié le 24 avril 2022
P.-S. :

[1Après Âme et ouïe en 2007, Revisiting Grappelli en 2017, Unis vers en 2019 et Playtime en 2020.