Entretien

Matthieu Donarier

Le trio de Matthieu Donarier fête ses quinze ans. Rencontre.

Photo © Emmanuelle Vial

Le saxophoniste Matthieu Donarier continue son aventure en compagnie du guitariste Manu Codjia et du batteur Joe Quitzke. Quinze ans d’une amitié musicale dont la créativité ne faiblit pas. Rencontre à la suite du concert de Wood le 6 mai 2015 lors du dernier Europa Jazz Festival.

- Comment le trio s’est-il formé et pourquoi avec ces musiciens ?

Le lien avec Joe Quitzke et Manu Codjia s’est fait au Conservatoire National Supérieur de Musique. A l’époque, ce n’était pas la classe traditionnelle qu’elle est devenue par la suite mais un laboratoire où on évoluait 18 heures sur 24. Les personnes qui l’ont créée (François Jeanneau, Jean-François Jenny-Clark, Hervé Sellin - Daniel Humair arrivera l’année suivante) se savaient en âge de transmettre leur expérience aux jeunes musiciens qu’ils avaient en face d’eux ; ils n’étaient pourtant pas dans l’optique de nous apprendre le jazz au sens académique. C’était plutôt un legs et c’était très formateur.

Cette brève période a été très dense. J’avais dix-neuf ans, je faisais partie des plus jeunes. Manu avait vingt ans, Joe vingt-cinq. On passait énormément de temps ensemble, à faire des ateliers, des créations, à jouer de la musique avec beaucoup de monde. Le soir, après les cours, on continuait jusqu’à des heures indues. On s’est rencontrés sur cette dynamique-là.

Après la troisième année, j’ai continué par une année de perfectionnement que j’ai souhaité faire avec le trio. Là encore, nous avions des ateliers avec des intervenants extérieurs que nous choisissions. Nous avons participé à un stage avec des percussionnistes du Mali, par exemple, ou avec Marc Ducret. J’ai passé mon prix avec une pièce écrite pour le trio et orchestrée pour quatorze musiciens.

Depuis, comme nous nous entendons bien et que nous nous complétons, pourquoi changer le line up ? Si on voit encore quelque chose de l’autre côté de la colline, on a toujours envie d’aller voir ce qu’il s’y trouve.

- Avez-vous toujours été le leader de ce trio ?

Oui, mais c’est un leadership qui n’est pas totalitaire. Je fais beaucoup de duos (Poline Renou, Santiago Quintans, Albert Van Veenendaal, Sébastien Boisseau). J’aime beaucoup le face-à-face parce qu’on y trouve pas seulement un dialogue, mais un dialogue de pouvoir. Chacun impose sa voix, prend l’ascendant sur l’autre, puis le rapport s’inverse. Pour le trio c’est différent, c’est ma maison. Sinon ça se serait épuisé depuis longtemps, d’ailleurs. Je leur laisse beaucoup de place. On modifie les choses ensemble. On parle, on essaie, on teste. C’est très empirique. Quand j’apporte une nouvelle pièce, on l’éprouve et on voit ce qui se passe. Par la suite, je ramène la partition modifiée avec ce qu’on a fait ensemble. C’est fertile.

- Justement comment travaillez vous tous les trois ? Chacun fait-il des propositions ou êtes-vous plus prescriptif ?

Au départ, je suis prescriptif parce que j’ai besoin d’entendre. Les architectures notamment. Pourtant, une fois le texte acquis, comme elles sont souvent alambiquées et que je n’ai pas envie qu’elles sonnent comme ça parce que je veux de la fluidité et qu’on se sente très à l’aise (moi y compris, puisque je deviens interprète), on pratique des coupes, on travaille sur des équivalences de tempos, sur les hauteurs, etc. On éprouve la structure, on tire dessus pour voir si ça tient. Un arrangement collectif se crée et le travail de groupe fait évoluer la composition. Manu, par exemple, dans la phase d’acquisition, a tellement à faire en même temps que s’il met le doigt à côté, un mi bémol au lieu d’un fa, par exemple, cette erreur sonnera mieux. Il peut aussi proposer une troisième ou une quatrième voix. Ensuite on passe à l’étape suivante, on relève les yeux et on commence à vraiment jouer ensemble.

Photo Michaël Parque

- Qu’est-ce qui fait tenir ce trio après tout ce temps ?

Vers 2001 ou 2002, j’ai eu un doute quant à la longévité du répertoire. On travaillait ensemble depuis quatre ou cinq ans et je me disais qu’il fallait que j’écrive de nouveaux morceaux, les anciens ne me satisfaisaient plus. Joe m’a alors fait remarquer que si je ressentais une certaine lassitude, c’était sans doute parce qu’on ne les avait pas assez joués. Tous les musiciens dont on s’est nourris interprétaient en permanence les mêmes titres. Miles reprenait tout le temps “All Of You”. Cette remarque paradoxale m’a beaucoup aidé. Alors on a continué avec un répertoire qui a évolué non pas d’un bloc mais pièce par pièce. Une ou deux par an ; certaines qui s’avèrent encore inépuisables participent de la longévité de ce groupe. C’est un socle commun. Le « tout nouveau tout beau », je n’y crois pas. C’est un produit d’appel, mais il faut de bonnes bouteilles. Le processus de maturation est essentiel. Si l’on accède à ce processus, alors on peut durer longtemps.

Les nouveaux morceaux bénéficient d’ailleurs à leur tour de cette longévité. Je n’ai plus beaucoup à m’expliquer sur ma cuisine, Manu et Joe comprennent vite et essaient toujours de tirer le maximum des pièces que j’écris. Ou que j’adapte. Car contrairement à la plupart des projets que je monte (qui sont souvent des projets de création avec des compositions), dans le trio, il y a toujours un bagage de reprises. Bien plus que ce qu’on a enregistré ou joué en concert. Des morceaux avec lesquels on s’est formés, des trucs qui vivent le temps de deux répétitions. C’est important de travailler sur des musiques qui ne sont pas les nôtres. On ne peut pas être tout le temps dans une esthétique personnelle. Il faut connaître ce qu’Erik Satie ou Franz Liszt ont écrit, ce que Brassens a fait. En ce qui concerne ce dernier, d’ailleurs, il faut aussi connaître le rapport entre la musique et les textes, voir comment ça se mélange. Les Américains qui ont grandi en écoutant “Over The Rainbow” savent ce que ça raconte quand ils le jouent. Michel Petrucciani apprenait par cœur les paroles des standards. J’aime faire ça avec les musiques que j’ai écoutées dès l’enfance, Brassens, Trenet, d’autres encore.

- Qu’apporte ce disque par rapport aux précédents ?

C’était la meilleure façon d’exprimer ce répertoire écrit sur les trois ou quatre années qui ont précédé l’enregistrement. J’ai eu l’intuition que ça pouvait être pertinent. Et en effet, le groupe était encore là pour le porter. Du coup, tant que le travail ensemble s’avère fructueux, on continue. Si le travail du trio s’essouffle, j’espère être assez alerte pour m’arrêter avant que ce soit moins bien. Pour cela, j’essaie de me dissocier de l’acte d’enregistrer en écoutant les pistes longtemps après ; ça me permet de me distancier comme si c’était un autre groupe. A partir de là, je fais un dur travail.

Car ce que je cherche, en réalité, c’est la trajectoire, l’impact de ce qui est joué. J’ai envie que ça parle, qu’on soit au cinéma. Entendre des types qui font des notes sur telle ou telle progression d’accords ne m’intéresse pas au plus haut point. C’est du travail à la maison. Ce qui m’intéresse, c’est de parvenir à construire quelque chose les uns avec les autres, que chacun prenne le relais ou porte le propos de celui qui est devant, que ça tourne. Le but étant de créer des formes. Plus cette notion de forme m’apparaît, plus le travail me satisfait et me donne envie de continuer.

Ici, ce qu’on a obtenu en termes de direction du discours musical, de son de groupe, de textures, de volumes, de perspectives, me convient. J’y entends de la maturation. Alors, si en tant que compositeur, leader et interprète, et avec ma grille de lecture bien sûr, j’ai le sentiment que ça apporte du neuf, que ce qui est dit est plus abouti que sur le disque précédent, alors je le sors. Ce sera peut-être le dernier. Ça je ne le sais pas…

- D’où vient le titre Papier Jungle ?

Je tente de l’expliquer sur la pochette. J’aime bien remplir des carnets où je mets en présence des colonnes de mots. C’est ma cuisine personnelle. Je travaille beaucoup par opposition de phases, dans le sens où ça me donne des dynamiques de création en les collant ensemble. C’est un peu une écriture automatique. En bas de colonne, sur un carnet, je suis tombé un jour sur deux mots qui m’ont parlé : papier, jungle. J’y ai trouvé un sens évident, celui du processus de composition.

J’aime qu’il se passe plusieurs événements en même temps dans les musiques que je joue. Pour faire un parallèle avec le cinéma, c’est à partir de l’écriture d’un scénario qu’on obtient une œuvre visuelle avec des profondeurs de champ, des couleurs, des densités, des personnages, des rôles et une mise en scène. Ça se déplie, ça n’en finit pas de se déplier et de grandir. Le processus du compositeur est un peu comme ça.

Il faut y ajouter ensuite la difficulté du paradoxe de l’écriture, que connaissent les gens qui composent de manière assidue. « Composer, c’est comme improviser au ralenti », disait Schoenberg. Se pose la question de la perception du temps. Il faut se forcer à restreindre la progression temporelle, écrire lentement ce qui se passera ensuite dans un temps plus vif et naturel. C’est comme cartographier ce qui va devenir vivant. Du coup, j’écris une espèce de tracé sur un territoire qu’on va arpenter et où il va se passer des choses qui, si elles ne sont pas du tout écrites, proviennent néanmoins de là. C’est le papier qui devient une jungle.

- Comment composez-vous ? Sur partition ou sur instrument ?

Mes outils majeurs sont, depuis le début, le papier et le crayon. C’est une espèce de défi que je me suis lancé assez vite au contact de gens que je voyais et qui savaient entendre précisément ce qu’ils lisaient. Comme je trouvais ça fascinant et que j’ai vite pris la mesure de la distance qui me restait à parcourir pour tenter d’y parvenir, j’ai laissé tomber la plupart des autres outils pour essayer à mon tour d’entendre la musique à l’intérieur de moi. Poser une note sur la portée, puis une deuxième, une troisième, et voir les relations entre elles. Relations qui changent bien évidemment selon l’instrument auquel on distribue ces notes, car la composition est aussi de l’orchestration. A hauteur égale, par exemple, une note au violoncelle ou à la contrebasse n’aura pas le même poids ni la même parole. Donc il faut savoir pour qui on écrit. Je ne suis pas fier de ce que je fais, ça reste un petit travail ; mais de plus en plus je parviens à entendre. Je suis content de ce progrès car ça me permet d’écrire tout le temps, dans le train, chez moi le soir, sans réveiller personne.

Cela dit, quand on travaille l’instrument, parfois une relation ou une ligne qu’on n’avait pas prévue fait sens. L’improvisation, pour cela, est un formidable générateur de hasard. On est surpris de ce qui sort, alors on l’utilise.

- Le ton de vos compositions est toujours très personnel. Êtes-vous attentif à cela ?

On n’a pas le choix, on pourra toujours essayer d’être quelqu’un d’autre, on n’y arrivera jamais. Je remercie au passage Jean-François Jenny-Clark, qui nous l’a dit et répété la dernière année de sa vie : « Travaillez le plus possible tout ce qui n’est pas vous. Plus vous fouillerez ceux qui sont pour vous les maîtres, plus vous vous enrichirez. Cependant gardez toujours à l’esprit que vous ne pourrez jamais être à leur niveau dans ce qu’ils ont fait. Parce que c’était eux. Et que vous, vous êtes vous. Ainsi vous ne perdrez jamais votre personnalité à vous enrichir du travail des autres puisque vous ne le pouvez pas. Vous êtes emprisonné en vous-même. Alors faites en sorte que la prison soit la plus large possible, repoussez les murs au maximum, sachant que de toute façon, vous n’avez pas d’autre solution que de faire avec ce que vous êtes ». C’était très intéressant. Alors si ma personnalité s’entend dans ce que j’écris, ça veut dire que je fais mon travail correctement.

Photo Michaël Parque, peintures et sculpture exposées Emmanuel Michel

- Quels sont les musiciens qui vous influencent ?

Il y en a beaucoup. Ceux qu’on écoute toujours et depuis longtemps, ceux que je n’écoute plus mais qui sont toujours en train de me nourrir. Le contact avec tous ces musiciens est un apprentissage permanent. J’écoute Steve Lacy, par exemple. Énormément. Paul Motian, qui a été autant un grand batteur qu’un fantastique compositeur et monteur de projets. Il fait partie du panthéon des grands créateurs, au même titre que bien des grands jazzmen qu’on cite cent fois plus. Duke Ellington, tout le temps. Il est encore d’avant-garde aujourd’hui, tout part de lui. Monk, bien sûr. On parle là du domaine du jazz. Mais je n’écoute pas que ça. Le jazz ne se nourrit pas que de jazz. Loin de là. Il faut aller ailleurs. En ce moment, j’écoute Barnabás Dukay, Francis Bebey, un immense musicien, grand poète. J’écoute des musiques constamment, plein de gens de toutes les époques.

- Trois titres sont signés respectivement Alban Darche, Erik Satie, Franz Liszt.

J’ai eu un choc un jour à Budapest en découvrant un disque que le label BMC a sorti sur les travaux de Liszt à la fin de sa vie, à une époque où personne ne l’écoutait (il était pourtant déjà dans le XXe siècle). Je suis très basique : si ça me parle, il faut le jouer. Je n’ai pas fait d’arrangements, c’est la partition originale. Quant à Satie, il y a une véritable filiation avec Liszt. Il est inépuisable dans son art de la composition, de la forme, de la synthèse, de la sculpture ; il n’y a jamais une note de trop. J’ai fait un travail de découpage avec des ciseaux et de la colle. J’ai enlevé des bouts, déplacé des parties. Cette manière de procéder ne lui aurait pas forcément déplu.

Quant à Alban Darche, ses travaux de composition me sont chers. L’aventure de Yolk a commencé en même temps que celle du trio en 1999 et j’apprends énormément à jouer ce qu’il écrit. Quiconque travaille avec Alban, d’ailleurs, apprend à son contact et renouvelle son propre discours. Quand je l’ai sollicité il a tout de suite été d’accord et nous a écrit un morceau sous forme de cadeau d’anniversaire. Connaissant notre travail, en authentique compositeur il y a intégré notre langage. Déchiffrer cette musique comme si nous jouions ce qui était déjà à nous a été un réel bonheur. La pièce a été adoptée tout de suite, elle ouvre le disque.

- Pouvez-vous nous parler de vos autres projets ?

Il y en a cinq sur le feu. Les travaux de Kindergarten avec Poline Renou se poursuivent. Ils ont commencé en 2006 et vont donc avoir dix ans. Nous nous apprêtons à enregistrer un nouveau répertoire qui reste dans la dynamique du jardin (ou de la jungle, c’est selon) et qui devrait s’appeler Le jardin intemporel ou Les jardins intemporels. Une création sur un corpus d’œuvres vocales allant du XIIe au XVe siècle, du Moyen Âge à la toute fin de la Renaissance. Poline Renou fait partie des musiciens extrêmement connaisseurs de cette musique en Europe. Elle a apporté une foule de pièces dans lesquelles nous nous sommes plongés, d’abord tous les deux puis à trois avec Sylvain Lemêtre, un percussionniste que j’adore. On enregistre tous les trois en juillet.

Le duo avec Albert Van Veenendaal ensuite, qui demeure malheureusement trop peu connu en France. On s’adjoint les services de Michael Vatcher, un batteur américain qui vit aux Pays-Bas. On a une petite série de dates en décembre en Hollande. C’est une collaboration fertile. Parfois on laisse les choses en jachère, puis on recommence. Pourquoi ne pas envisager un enregistrement par la suite ?

La troisième projet est « The Lab », avec Alexandra Grimal et Karsten Hochapfel. Ces dernières années, j’ai écrit beaucoup de musique qui collait directement avec une ambiance chambriste. Ça me semblait assez naturel de travailler dans des tessitures communes : deux saxophones ténors et un violoncelle (qui peut se concevoir un peu comme un violon ténor). J’apprécie particulièrement de jouer avec deux saxophones ténors, et plutôt que de chercher à être totalement idoine, en miroir, il m’a paru évident d’appeler Alexandra puisque nos approches sont complémentaires et nos discours musicaux différents.

Quatrième projet : « Il Manifesto », un duo avec Santiago Quintans, guitariste et compositeur. Un de ces musiciens de jazz qui ont un pied dans la musique contemporaine. On lui passe commande, il écrit pour différents orchestres, il crée des dispositifs musicaux avec une centaine de musiciens (ce qu’il vient de faire à l’Europa Jazz festival par exemple). Il est extrêmement créatif. On va faire en sorte de présenter ce duo un peu plus souvent. On travaille sur la radicalité de l’improvisation et la composition spontanée, ce qui m’intéresse aujourd’hui.

Le cinquième répertoire, c’est Wood. On est en train de concrétiser certaines collaborations fortes avec des musiciens. Cela fait suite aux travaux qu’on a menés en 2014 au fil de plusieurs séries de concerts avec des invités. Rien n’est définitif, impossible d’en dire plus…