Scènes

Météo Mulhouse, affaire à suivre

Le festival alsacien tient le haut du pavé.


© Alicia Gardès

C’est la 4e édition du nouveau directeur artistique de Météo, Mathieu Schoenahl, et la 39e depuis la création du festival. L’édition 2023 promet d’être particulière. En attendant, ici, au Motoco (More To Come), le lieu où se déroule en grande partie le festival, tout baigne. Après plusieurs formules et plusieurs lieux, avant et pendant la pandémie, c’est dans une friche industrielle en reconversion artistique que le festival se posera désormais.

Le Motoco est installé dans l’un des nombreux bâtiments du quartier DMC (l’usine textile Dollfus-Mieg et Compagnie) qui formaient (il en reste encore certains en activité) une quasi-ville dans la ville. Ici, les lieux se prêtent à un festival ouvert, sans cloisonnement. Tout le monde, artistes, bénévoles et public, se croise. Seul l’accès aux loges et au catering est réservé. Le studio de radio éphémère est installé au milieu de la grande salle où se trouvent également le coin des disquaires, le bar à vins naturels et bières artisanales exclusivement, et de quoi se reposer.

Public du MoToCo © Alicia Gardès / Météo Festival

A l’extérieur, grâce à une scénographie habile, entre le bassin de rétention d’eau et la façade de brique, une sorte de biergarten permet de boire et manger, de profiter d’un transat, d’attendre les concerts. Des food-trucks viennent, le soir, ravitailler le public. On serait tenté de passer sa soirée au Motoco tellement l’ambiance (et la météo, la vraie) est détendue. D’ailleurs c’est ce qu’on fait.

Le festival ouvre avec un concert annoncé comme une surprise. Il s’agit du Zebra Street Band, un groupe né à Amsterdam au milieu de la communauté internationale de musicien.ne.s. Un combo avec deux percussionnistes, un tromboniste et deux saxophonistes, dont l’excellent John Dikeman. Cette « fanfare sauvage » accueille le public dehors en début de soirée.
Puis, dans une salle très remplie (presque 250 personnes), le trio composé de Vincent Courtois (violoncelle), Daniel Erdmann (sax ténor) et Robin Fincker (sax ténor et clarinette) se lance dans une improvisation d’une heure, sans filet, mais avec une décennie de complicité derrière eux. Cette décennie de travail et d’écoute qui forme ce son unique, façonné comme une pierre à trois faces égales et qui les fait jouer sans interruption une pulsation continue, comme le moteur huilé d’une merveilleuse locomotive.

Kim Myhr Sympathetic Magic © Alicia Gardès / Météo Festival

En deuxième partie de soirée, le grand projet Sympathetic Magic du guitariste Kim Myhr. Ce concert, le premier en France, marque la sortie du disque chez Hubro. Le guitariste a imaginé une œuvre presque symphonique, très écrite et très fournie (ils sont neuf sur scène) avec de longues plages étirées tout en saturations et/ou nappes sonores. Le concert est illustré par une projection lumineuse en fond de scène. Ils jouent fort, très fort et la salle haute en plafond tout en béton résonne par sympathie, ce qui ajoute de la confusion à la confusion. C’est pourtant un orchestre de pointe, avec la paire issue de Moskus Anja Lauvdal aux claviers et le batteur Hans Hulbækmo entre autres. Cependant le spectacle, très dense, ne laisse pas indifférent.

Avec un budget global d’environ trois cent vingt mille euros, le festival a les moyens de sa programmation et de son rayonnement sur le territoire. La Ville de Mulhouse soutient largement cet évènement majeur (à hauteur de cent cinquante mille euros) et la DRAC et la Région participent également. C’est pourquoi le festival Météo se déroule en ville pour diversifier les publics.

Le matin, par exemple, les enfants ont rendez-vous avec Robin Fincker pour la première session Bambin Bamboche, un mini-concert gratuit dans l’enceinte de la Bibliothèque Grand’Rue.

En 2021, le saxophoniste américain Chris Pitsiokos est venu faire un atelier avec des musicien.ne.s lors du festival Météo. Le travail fut si fécond que les musicien.ne.s de nationalités différentes ont décidé de se former en Mulhouse Ensemble Orchestra et de monter un répertoire avec le saxophoniste. Ils ont eu l’occasion de le jouer au Novara Jazz Festival avant de le présenter ici, dans l’auditorium du conservatoire de Mulhouse. Cet orchestre très coloré, grâce à une orchestration originale (vieille à roue, électronique, batterie, contrebasse, guitare, vibraphone, piano, voix et saxophone) joue en laissant une grande circulation entre les interprètes. Les tutti sont clairs et la narration suit une trame assez claire. L’équilibre entre les timbres « classiques » (contrebasse, piano, batterie…) et « originaux » fait la force de la musique, organique et improvisée. La surprenante intervention parlée/hurlée de la vibraphoniste en fin de concert est restée gravée dans les mémoires.

Lise Barkas et Maria Laurent © Alicia Gardès / Météo Festival

Plus tard dans la journée, on se retrouve au Séchoir, un ancien bâtiment actif dans la chaîne de fabrication des briques. Tout en haut de ce lieu qui abrite un collectif d’artistes et une galerie, le festival est accueilli dans un espace scénique plan. Là, deux duos vont se succéder pour deux sessions très improvisées. Lise Barkas (v-à-r) et Maria Laurent (elec) ouvrent le bal. La joueuse de vielle à roue est une régionale et son approche très improvisée se base sur des sons acidulés et piquants. La musique s’étire d’un seul tenant, en prenant du volume et de la hauteur. C’est fluide et continu. Tizia Zimmermann (acc) et Pablo Lienhard (synth mod) viennent de Suisse et proposent ensuite un voyage bruitiste dans les timbres purs et sans harmoniques. Le synthétiseur modulaire émet des sons stridents et continus qui viennent rencontrer les sifflements de l’accordéon, avec parfois une similitude si forte qu’on entend les battements du décalage. Petit à petit, son après son, se forme une construction flottante, faite de verre et d’acier, fragile et transparente.

Après avoir enchaîné deux vielles à roue, on écoute un second accordéon, celui du Norvégien Kalle Moberg qui improvise plein phare avec deux sujets de feu Sa Majesté Elizabeth, les Britanniques Philip Wachsmann (v) et Paul Lytton (d), pour ne rien gâcher ! Devant une salle pleine, toute l’attention est portée sur leurs jeux d’improvisation et la délicatesse de leurs interventions. The Punk and the Gaffers comme ils se nomment : le nom peut prêter à confusion si l’on ne décide pas lequel des trois est le punk. La concurrence est rude. Moberg tente bien quelques échappées improvisées en solitaire, mais il est vite rattrapé par les deux musiciens qui ne laissent rien passer. Un bel attelage qui sort d’ailleurs un disque chez Kamo Records.

Audrey Chen © Alicia Gardès / Météo Festival

Puisqu’on est dans le trio d’improvisation pure, le programme enfonce le clou avec la rencontre (créée à Jazz à Poitiers précédemment) de Julien Boudart (synth mod) avec Audrey Chen (voix) et Toma Gouband (d, perc). Le trio Rhombe fait référence à cet instrument millénaire dont le son accompagne les transes, et propose une musique dans cette lignée. La batterie végétale et minérale de Toma Gouband se prête bien sûr aux sonorités chamaniques, même les plus modernes. Audrey Chen sait comment transformer, avec sa voix, n’importe quel mot en incantation magique. Avec les sons du synthétiseur modulaire, Julien Boudart embarque tout le monde dans l’épopée. La terre semble s’ouvrir à leur passage. Les trois musicien.ne.s sont au centre du public et se font face ; la chaleur est partout, dans la salle comme sur scène d’où jaillissent des volutes rugissantes. C’est une bonne catharsis, vu la soirée. [1]

Dans la foulée, le trio Ghosted vient habiter les transes du public. En proposant une musique répétitive, teinté d’afro-tropismes, qui entraîne dans un tournis jubilatoire, les trois musiciens (Johan Berthling, b et Andreas Werliin, d qui font partie du trio suédois Fire !, et le guitariste australien Oren Ambarchi) inventent un genre à cheval entre Pink Floyd (période Syd Barrett) et Tinariwen…

Tashi Dorji © Alicia Gardès / Météo Festival

Le lendemain, c’est dans le hall de la Fonderie de la Kunsthalle que le guitariste originaire du Bhoutan Tashi Dorji va jouer son solo. Sous une œuvre qui représente une bombe en suspension, prête à tomber mais retenue par des centaines de fils, le guitariste se lance sur sa guitare acoustique dans un solo plein de bruissements et de sonnailles. Il utilise des éléments métalliques qu’il glisse sur les doigts pour obtenir différentes attaques. Le guitariste joue aussi avec les clés d’accord pour obtenir des effets de tension et détente des cordes. Très poétique et entraînant, ce solo de guitare trafiquée, préparée avec des morceaux de scotch, joue sur la répétition de motifs cycliques et la résonance. La salle de verre et de béton est l’écrin idoine.

Plus tard ce même jour, il y aura aussi la violoncelliste Lucy Railton en solo, tout comme le guitariste Julien Desprez. Plus tard encore, le violoncelliste Anil Eraslan, le cornetiste Rob Mazurek, le duo Railton - Kit Downes, le trio Mopcut… Bref un programme des plus aventureux.

Météo Festival, ce sont 5 jours de musiques improvisées et de plaisirs inouïs. C’est aussi un des rares festivals, sinon le seul, en France qui se trouve sur la carte des tournées internationales des groupes et musicien.ne.s européen.ne.s. C’est à Mulhouse qu’on peut voir le grand ensemble de Kim Myhr (sinon, il faut aller à Ljubljana ou à Oslo), le trio Mopcut, le duo Railton-Downes, Tashi Dorji, etc…
Mathieu Schoenahl connaît son affaire et sait dénicher les groupes de demain en fouinant sur les internets, en écoutant les conseils des musicien.ne.s et en se déplaçant là où se jouent les enjeux de demain.
Météo Festival, c’est aussi une démarche politique qui va de la restauration locale, du vin naturel au transport collectif, en passant par le mobilier de récupération, le décloisonnement des espaces, les collaborations avec les radios pour Fréquence Météo, des workshops, une Météo Campagne qui offre des tournées dans le département à quelques groupes entre juillet et septembre, propices aux rencontres. C’est tout ça et c’est à Mulhouse, au carrefour de la Suisse et de l’Allemagne, un territoire brassé par les échanges.

par Matthieu Jouan // Publié le 18 septembre 2022

[1C’est ici, en attendant d’écouter le trio Rhombe, que la nouvelle est tombée, d’abord sur les téléphones des amis (Chris Pitsiokos, John Dikeman) puis parmi les musicien.ne.s et la production : la trompettiste jaimie branch est décédée. Elle était programmée avec le duo Anteloper dans deux jours. L’émotion est grande, même si personne n’est vraiment étonné d’une mort si précoce, vu le style de vie débridé de la musicienne.