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Edition du 23 avril 2024 // Citizenjazz.com / ISSN 2102-5487

Les dépêches

Michel Petrucciani : le film

Communiqué :

« Passionné, génial, entier, amoureux de la vie et des femmes, Michel Petrucciani était tout cela à la fois. Mais il a surtout prouvé que l’homme pouvait surmonter la fatalité. Atteint de la maladie des os de verre, qui limita sa croissance, Petrucciani a toujours refusé de se complaire dans la souffrance, porté par un insatiable appétit de vivre et par le jazz qui l’habitait. Grâce à des témoignages drôles et émouvants et à des images d’archives souvent inédites, Michael Radford évoque le parcours d’un artiste hors du commun qui voulait seulement « marcher sur la plage avec une femme à ses côtés »…

QUI EST MICHEL PETRUCCIANI ?
Par Alexandre Petrucciani

« Pour moi, c’est mon père, mon héros, mon exemple, ma fierté et mon courage, mais pour les autres ? Peut-être un espoir, une émotion, un sentiment partagé, ou encore ce que l’on appelle un « génie ».
J’étais trop jeune, à l’époque, pour comprendre qui il était vraiment. Je me demandais pourquoi il jouait seul devant des milliers de gens et pourquoi nous devions tous rester assis sur notre siège pendant deux heures. Qu’il soit au piano était courant pour moi. Il me suffisait de jouer sur le tapis dans le salon où il composait pour entendre un concert. Aujourd’hui, je réalise la chance d’avoir eu un père aussi talentueux que lui.

Sa musique ne se limite pas au jazz. C’est une musique totalement ouverte, à tout et à tous. Pour apprécier un certain style de musique, il faut d’abord le comprendre, comprendre les phrases, le rythme, la mélodie. Dans le Jazz, ce principe me semble encore plus prépondérant du fait qu’il y existe une architecture codée de questions-réponses entre les musiciens. Dans le jeu de mon père, toute cette complexité s’évanouit. On n’écoute plus du jazz, mais de la musique totale. On ne ressent pas non plus les années de travail immense qu’il y a eu pour en arriver là : tout paraît simple et évident.

Pourtant mon père ne s’estimait pas accompli. Il n’était jamais satisfait alors que certains voyaient chez lui un niveau quasiment impossible à atteindre, une sorte de phare lointain. Lui ne se considérait jamais comme arrivé au port. C’est à mes yeux son plus grand talent : toujours vouloir aller plus loin, devenir meilleur, travailler encore et toujours. Pour se rapprocher d’un objectif qui tend vers l’infini.

Quand on me demande de parler de mon père aujourd’hui, je le vois toujours avec les yeux d’un enfant. Il était joyeux, toujours souriant et très calme. La vie ne lui avait pourtant pas donné les meilleurs atouts pour s’épanouir. Mais grâce à son courage et à son optimisme, il n’a jamais baissé les bras et il a arraché à la vie cette bonne humeur et cette joie chantante que l’on perçoit à travers la plupart de ses compositions.

La musique est un langage, une infinité de mots et de nuances qui permettent de partager, de faire comprendre au monde ce qui se passe dans notre esprit et notre cœur. Elle permet donc de mieux connaître une personne parce qu’elle est l’expression de ses sentiments, de ses désirs intérieurs. Aujourd’hui, lorsque j’écoute mon père, je perçois son bonheur, mais aussi un passé mélancolique et plein d’espoir, un combat entre la joie et la tristesse, un combat que nous partageons tous.

Je crois que le message que mon père voulait faire passer est celui du courage et de l’espoir. Tout est possible si l’on se donne les moyens et l’être humain n’a pas de limites. Peu importe qu’il soit né grand, petit, beau ou laid. Tout ce qu’il désire peut être acquis par la volonté et le travail. Michel en est l’exemple parfait. Si cela ne dépendait que de moi, c’est cette leçon que j’aimerais que le public retienne de lui, plus encore que la beauté et l’intensité de sa musique. »


Michel Petrucciani est né à Orange, dans le Sud de la France, le 28 décembre 1962 dans une famille de musiciens semi-professionnels obsédés par les classiques du Modern Jazz. Il grandit baigné dans la musique de Wes Montgomery, Miles Davis, Django Reinhardt, Art Tatum… Si bien qu’à l’âge de trois ans, il pouvait déjà chanter la plupart de leurs chansons.

Le destin lui a donné d’incroyables mains. Il est né avec une ostéogenèse imparfaite ou maladie des os de verre, un trouble génétique invalidant, qui fait que ses os se cassent à la moindre pression (à sa naissance, tout son corps était fracturé). Il ne dépassa jamais les 91 centimètres et dû supporter tout au long de sa vie de terribles douleurs. Comme pour compenser cette malédiction, la vie lui donna deux dons : un extraordinaire sens de la musique et une personnalité charismatique qui charma tout le monde et plus particulièrement les femmes qu’il put rencontrer.

Le handicap de Michel Petrucciani ne l’empêcha en rien. Et sachant qu’il ne vivrait probablement pas au-delà de quarante ans, il était déterminé à prendre le plus possible. Il répondait d’ailleurs à ceux qui se plaignaient : « De quoi te plains-tu au juste ? Regarde-moi ! ça va ! Je m’amuse ! » .
C’est à l’âge de quatre ans, juste après avoir vu Duke Ellington à la télévision qu’il demanda un piano. Ses parents lui en achetèrent un en jouet. Déçu de ce cadeau il le cassa avec un marteau, affirmant sa volonté d’en avoir un vrai. A l’âge de sept ans, son génie était évident et à treize ans, il improvisait formidablement.
Il donna son premier concert dans un festival local de jazz où il put jouer avec le trompettiste américain Clark Terry qui, en le voyant, refusa de croire qu’une si petite et étrange créature puisse jouer du blues. Michel joua alors quelques notes et Terry fut abasourdi. Quelqu’un dit de lui plus tard : « A l’âge de treize ans, il jouait comme un vieil homme noir perdu dans un piano bar quelque part à Mexico… »

Trois ans plus tard, il rencontra le batteur Aldo Romano dont il devint immédiatement très proche. à cette époque, Michel ne pouvait pas marcher, Aldo le portait partout et particulièrement à Paris pour rencontrer Jean-Jacques Pussiau, créateur du label Owl Records. Entre 1981 et 1985, Michel enregistra cinq albums, dont le classique « Toot Sweet » avec le saxophoniste Lee Konitz. En 1981, dans le cadre du Festival de Jazz de Paris, il joua au Théâtre de la Ville où il fit immédiatement sensation. Une nouvelle star était née. Suivit alors une importante tournée de tous les festivals français.

Mais la France n’était pas assez grande. Il révait d’Amérique. Dès ses dix-huit ans, il partit pour Big Sur sur la Côte Ouest où un de ses amis, le batteur hippie Tox Drohar, travaillait dans la maison de Charles Lloyd. Il convainquit un autre ami de l’y porter (Michel adorait être porté, surtout par des femmes… Et ce n’est qu’à l’âge de vingt-cinq ans qu’il apprit à marcher avec des béquilles). Charles Lloyd, célèbre saxophoniste de la Côté Ouest, avait abandonné le jazz pour étudier le mysticisme. En écoutant Michel, il se remémora l’histoire d’un saint Hindou qui, le corps brisé, réussit à traverser l’océan pour réaliser des miracles. Sous le choc, il reprit son saxophone pour la première fois en quinze ans et commença à jouer aux côtés de Michel.

Cet événement marqua la réelle introduction de Michel dans le monde du jazz et bientôt avec Lloyd ils firent le tour du monde en rencontrant, à chaque passage, un accueil frénétique du public. Mais, après cinq ans à Big Sur, Michel rêvait maintenant d’aller à New York. En effet, c’était les années 80 et New York était le « Paradis du Jazz ».

Là-bas, il joua au Village Vanguard, chez Bradley, et participa à des Jam Session avec les plus grands. Il fut le premier non-américain à signer avec le label Blue Note et enregistra avec les plus grands noms du Jazz : Roy Haynes, Jim Hall, John Abercrombie, Wayne Shorter, Joe Henderson, Joe Lovano et Dizzy Gillepsie. Les excès de sa vie new-yorkaise n’améliorant pas sa santé, il rentra en France, trouva l’amour et eut un fils. Quand il apprit que ce dernier était atteint de la même maladie, il fut à la fois dévasté et fataliste. « Refuser sa maladie serait comme me refuser moi-même. Pourquoi faire cela ? ».

Son retour en France coïncida avec la meilleure période musicale de sa vie. Pas seulement parce qu’il signa avec Dreyfus Records, qui était déterminé à en faire une star internationale, mais parce que sa musique atteignit de nouveaux sommets. Bientôt, il enregistra des albums vendus à des centaines de milliers d’exemplaires (principalement avec Stéphane Grappelli, Eddy Louiss et son trio, Steve Gadd et Anthony Jackson) et joua devant des dizaines de milliers de personnes dans toute l’Europe.
Sa maladie reprit pourtant son droit. Quand on lui conseilla de ralentir, il répondit :« J’ai vécu plus longtemps que Charlie Parker, c’est déjà bien ». Il ne le dépassa pas de peu. Epuisé par son emploi du temps (deux cent vingt concerts en 1998) et sa santé faiblissante, il attrapa durant l’hiver 1998 à New York une pneumonie et décéda le 6 janvier de l’année suivante à trente-six ans.

Ses funérailles à Paris ont regroupé des dizaines de milliers de fans. Il fut enterré au Père Lachaise, aux côtés de Frédéric Chopin. C’est dans les mots de Wayne Shorter que l’héritage de Michel Petrucciani est le mieux exprimé : « de nombreuses personnes de grande taille marchent et sont qualifiées de normales. Ils ont tout ce qu’une naissance normale peut offrir : une bonne taille, de long bras etc… Ils sont symétriques en tout point mais vivent comme s’ils étaient dépourvus de bras, de jambes ou de cerveaux, dans la plainte. Je n’ai jamais entendu Michel se plaindre sur quoi que ce soit. Michel ne se regardait pas dans le miroir pour se plaindre de ce qu’il voyait. Michel était un incroyable musicien, incroyable parce qu’il était un incroyable être humain et c’était un incroyable être humain car il avait la capacité de ressentir et de transmettre ce sentiment par la musique. Tout ce que vous pouvez dire d’autre sur lui n’est que formalité. Ce n’est que de la technique et ça ne veut rien dire pour moi ».
La vie de Michel Petrucciani nous démontre que rien ne peut empêcher un homme de réaliser sa vie. Et il le fit avec humour, joie et de la très très bonne musique.


INTERVIEW DE MICHAEL RADFORD

  • COMMENT LE FILM EST-IL NÉ ?

« Il y a environ quatre ans, j’ai été contacté par le producteur Bruce Marks, puis par Serge Lalou des Films d’Ici, qui souhaitaient me confier un projet de documentaire sur Michel Petrucciani – que je n’ai malheureusement jamais rencontré et dont je n’avais jamais entendu parler auparavant. Et pourtant, dès que j’ai commencé mes recherches sur lui, il m’a fasciné. Non pas seulement parce qu’il mesurait 99 cm et qu’il était incroyablement doué, mais surtout parce que, de manière métaphorique, il symbolise le combat de l’être humain – ce combat qui consiste à sublimer sa situation de départ, quelle qu’elle soit, et à vivre sa vie pleinement, en en profitant au maximum.

  • VOUS ETES-VOUS BEAUCOUP DOCUMENTÉ ?

J’ai fait pas mal de recherches, mais ce n’est pas tant l’information factuelle qui m’intéresse que la part d’humanité qu’elle recèle. Et je dois dire qu’il a été difficile de dénicher des archives authentiques qui ne soient pas platement informatives. Du coup, j’ai dû faire un gros travail de recherche. J’ai demandé à tous les témoins qui apparaissent à l’écran s’ils avaient en leur possession des films amateurs ou des documents personnels. C’est essentiellement grâce à eux que j’ai pu récupérer les images d’archives qu’on voit dans le film. J’ai aussi entrepris des recherches sur Internet. Ce travail de documentation s’est poursuivi tout au long du tournage et du montage, autrement dit pendant environ six ou sept mois.

  • COMMENT AVEZ-VOUS CHOISI LES TEMOINS QUE L’ON VOIT DANS LE FILM ?

Comme je le disais, c’est la part d’humanité des gens qui m’intéresse et qui me touche. Et ce film parle autant des personnes que j’ai rencontrées et interviewées que de Michel Petrucciani. Si j’avais eu la possibilité de le filmer, lui, quand il était en vie, cela aurait donné lieu à un film totalement différent. Par ailleurs, plusieurs personnes que j’ai contactées n’ont pas souhaité me répondre, ou ne s’en sentaient pas capables pour de multiples raisons. Mais cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que j’ai recueilli le témoignage de trente-cinq personnes qui ont accepté de me parler. Je préfère ne pas donner de noms en particulier car, au final, ce n’est pas le plus important.

  • VOUS NE PORTEZAUCUN JUGEMENT DE VALEUR SUR PETRUCCIANI, MAIS VOUS LE RENDEZ PROFONDÉMENT ATTACHANT SANS POUR AUTANT DISSIMULER SA PART D’OMBRE.

Michel était atteint d’un handicap majeur à la naissance, mais il est aussi né avec deux dons magnifiques : un don pour la musique et un autre pour la vie. Je dois dire que je n’avais pas vraiment de point de vue sur lui en entamant mon travail de recherche. Surtout, je voulais éviter d’avoir le moindre préjugé. Mais je suis convaincu que c’est dans les défauts d’un être qu’on trouve ses véritables qualités humaines. Et Michel avait incontestablement des défauts.

  • AU TOUT DEBUT DU FILM, LES PROCHES DE PETRUCCIANI EXPLIQUENT QU’ILS « N’ONT JAMAIS REMARQUE SON HANDICAP. » EN QUOI CELA VOUS A-T-IL MARQUE ?

Je n’ai jamais connu Michel, mais tous ceux qui l’ont côtoyé m’ont dit qu’ils tombaient systématiquement sous son charme, comme s’il les envoûtait. D’ailleurs, je suis moi-même tombé sous son charme, même si je suis certain que cela aurait été bien plus fort si j’avais eu la chance de le rencontrer en chair et en os.

  • DANS LE FILM, MICHEL PETRUCCIANI REPETE SOUVENT QU’IL NE VEUT SURTOUT PAS PERDRE DE TEMPS. SA DETERMINATION à VIVRE INTENSEMENT VOUS A-T-ELLE GUIDé ?

Elle a été au centre de mes préoccupations de réalisateur. Et elle explique d’ailleurs la rapidité du montage. Je pense que nous avons tous une horloge interne qui nous dit, à un niveau subconscient, combien de temps nous allons vivre et qui régule notre énergie en fonction.

  • DANS QUELLE MESURE L’APPETIT DE VIE ET L’ENTHOUSIASME COMMUNICATIF DE MICHEL PETRUCCIANI VOUS ONT-ILS INFLUENCE ?

Ce qui m’a surtout guidé dans ma démarche, c’est de rester le plus ouvert possible. Je crois que si Michel avait vécu toute sa vie, seul, à Montélimar, il aurait été tout aussi intéressant. Mais d’une manière différente. Cependant, ses choix de vie résonnent profondément chez tous ceux qui font un travail d’introspection sur eux-mêmes.

  • PETRUCCIANI APPARAÎT COMME UN PERSONNAGE CHARISMATIQUE ET LA PLUPART DE CEUX QUI L’ONT APPROCHE SEMBLENT L’AVOIR APPRECIE. L’AVEZ-VOUS RESSENTI EN LES INTERVIEWANT ?

Oui, absolument. Bien entendu, il y avait des gens qui ne l’aimaient pas, mais je ne crois pas qu’il avait beaucoup d’ennemis. Il se disputait violemment avec les personnes de son entourage – ce que je montre dans le film – mais ils l’aimaient quand même. Les gens avaient souvent le sentiment que Michel leur « appartenait », et quand ils rencontraient quelqu’un d’autre qui était dans ces mêmes dispositions vis-à-vis de lui, cela ne leur plaisait pas.

  • PETRUCCIANI A Dû SE BATTRE TOUTE SA VIE CONTRE SON HANDICAP : SON MESSAGE CONSISTE-T-IL à AFFIRMER QU’ON PEUT PARFOIS VAINCRE LE DESTIN ?

Oui. Même si nous n’avons pas tous les mêmes dons, nous pouvons tous nous en sortir. Michel Petrucciani donne de l’espoir aux personnes handicapées, tandis que les valides sont obligés de réfléchir sur eux-mêmes et de se demander : « Est-ce que j’ai vraiment des raisons de me plaindre ? »

LES FEMMES SEMBLENT AVOIR OCCUPE UNE PLACE IMPORTANTE DANS LA VIE DE PETRUCCIANI.

Extrêmement importante. Il rêvait d’être comme tout le monde – et, pour un « cacou » du Midi comme lui, cela impliquait non seulement d’être avec des femmes, mais aussi de passer son temps à les tromper. Je trouve que c’est très humain. Mais, une fois encore, il est très important de ne pas le juger, mais de le montrer tel qu’il était, et de le faire avec tendresse.

LE MOMENT OU LE FILS DE PETRUCCIANI DECLARE « AU LIEU D’ETRE UNE BIZARRERIE, J’AIMERAIS DEVENIR UNE EXCEPTION » EST BOULEVERSANT. LA PATERNITE ETAIT-ELLE IMPORTANTE POUR MICHEL PETRUCCIANI ?

La décision d’avoir un enfant, et la manière dont il s’est comporté avec lui, font partie intégrante de sa vie de star, mais aussi de sa vie de personne handicapée atteinte d’une terrible maladie. Et imaginez ce qui se serait passé s’il avait eu une fille ! On peut tous se reconnaître dans son dilemme : personne n’est prêt à reconnaître qu’il n’est pas forcément apte à avoir un enfant, mais dans le même temps, cela peut représenter un risque énorme.

Et puis, tout cela est balayé par la naissance de l’enfant. J’adore Alexandre, le fils de Michel. J’ai moi-même un fils de 20 ans et ils se ressemblent beaucoup. Je pense qu’Alexandre souffre davantage de l’omniprésence de son père que de sa maladie. Il le vénère, sans l’avoir beaucoup vu – et quand il le voyait, ils passaient des moments formidables, et puis il disparaissait pendant un ou deux ans. […] »