Chronique

Mike Westbrook Orchestra

The Cortège

Label / Distribution : Enja Records

A l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de Mike Westbrook [1], le label ENJA réédite The Cortège, l’album-somme de ce compositeur, pianiste et tubiste anglais.

Cette perle méconnue, enregistrée avec les dix-sept musiciens, presque tous multi-instrumentistes, du Mike Westbrook Orchestra (MWO) en 1982, est conçue comme un véritable opéra inspiré par les marching bands de la Nouvelle-Orléans et ses marches funèbres. Elle se mêle, comme souvent chez l’Anglais, d’histoires personnelles qui agrémentent la narration. Ainsi, la disparition de son père, amoureux d’Ellington [2] (« Erme Estuary », où le tromboniste Malcolm Griffiths éclaire son solo de reflets ellingtoniens), survenue durant l’écriture de The Cortège apporte une dimension crépusculaire et enchevêtre la réalité aux exubérantes processions funéraires.

Ce double album résume l’intention musicale de toute une carrière [3] ; savant mélange de jazz et de musiques écrites occidentales, sa musique se teinte aussi de rock (une grande partie de ses musiciens, dont le guitariste Brian Godding et bien sûr l’indispensable Lindsay Cooper [4], ont frayé avec l’École de Canterbury), de constructions arithmétiques complexes et de toutes les influences susceptibles d’pporter un relief supplémentaire à une masse orchestrale raffinée.

Il y a une forme de continuité fortuite entre le dernier album de la « famille Westbrook » et cette réédition portant sur les thèmes de la mort et du souvenir ; il ne faut cependant pas y voir d’obsession morbide. Si Fine and Yellow se parait d’une élégante nostalgie désabusée, The Cortège [5] épouse les courbes sinueuses d’une poésie pleine de gravité et d’insouciance. La suite « Santarcangelo » mélange ainsi le traditionnel « Free as A Bird », qui prend des inflexions de brass band britannique, à un poème de William Blake - comme un symbole (Westbrook lui a d’ailleurs consacré tout un album, The Westbrook Blake - Bright As Fire).

The Cortège se bâtit autour de la parabole vie/mort/vie qui, selon Westbrook, est celle des processions funéraires. Toute l’écriture s’appuie sur des textes de grands poètes européens (Rimbaud, Lorca, Hesse…) qui eux-mêmes s’articulent autour de cette contrainte. Ce cycle en trois étapes se traduit par exemple par l’alliance de la clarinette de Chris Biscoe, du violoncelle de Georgie Born et du basson de Lindsay Cooper sur « Berlin 16.2.79 ». On retrouve tout au long de l’album cette base peu commune que constitue le mariage violoncelle/basson, lequel habille et magnifie les voix de Kate Westbrook et Phil Minton. Ce qui aurait pu être prétentieux et grandiloquent chez d’autres se met ici en place avec le naturel réservé aux grands orfèvres. Chaque poème a son atmosphère propre qui s’induit dans la procession ; au centre, les textes de Garcia Lorca (« Leñador » et « Cordoba ») se repaissent de la lumière offerte par un MWO en état de grâce qui semble imperturbable dans la poursuite de son chemin.

C’est au fil du temps et des expériences que The Cortège est devenu aussi substantiel. Comme l’orchestre qui avance, la musique de Westbrook s’est construite au travers des tournées du MWO dans toute l’Europe à l’aube des années 80. « It Starts Here », qui ouvre l’album, montre cette urgence, ce piaffement du départ avec une virulence peu commune chez Westbrook. Sa musique a toujours visité avec passion les arrangements de cuivres ; ici, la force de frappe des quatorze soufflants en impose par sa faculté d’alterner la pétulance cuivrée de l’unisson (« Ruote Che Girano », le beau solo de saxophone alto de Phil Todd) et la grande amplitude des timbres (« Cordoba »).

La redécouverte de The Cortège permet de constater avec le recul que Westbrook est d’une absolue modernité et que son œuvre - trop souvent oubliée - sait se libérer de son époque avec le même impact trente ans plus tard. Suivre ce Cortège est une impérieuse nécessité.

par Franpi Barriaux // Publié le 20 février 2012
P.-S. :

Mike Westbrook (p, tu dir, comp, arr), Brian Godding (g), Georgie Born (cello), Steeve Cook (b), Dave Barry (dms, perc), Phil Minton (tp, voc), Dave Plews (tp, flh), Guy Barker (tp, flh), Dick Pearce (tp, flh), Kate Westbrook (h, fl, pfl, voc), Malcolm Griffiths (tb, btb), Alan Sinclair (tu), Dave Powell (tu), Chris Hunter (as, ts, fl), Phil Todd (ts, ss, as, cl, afl), Lindsay Cooper (basson, oboe, sopranino sax), Chris Biscoe (bs, as, ss, cl, fl)

[1Voir notre portrait.

[2Qui est pour Westbrook une inspiration constante. Il lui rendra hommage en 1984 avec On Duke’s Birthday, ressorti récemment chez Hat-Hut.

[3On peut juger de la précision de l’écriture de Westbrook grâce aux notices (en anglais) figurant sur son site.

[4Cette musicienne anglaise, qui pratique le basson, le saxophone et le hautbois, a été membre de la mythique galaxie Henry Cow avec Fred Frith, Chris Cutler, Tim Hodgkinson et John Greaves.

[5Dont on peut regarder de - trop - courts extraits sur cette vidéo.