Portrait

Noël Akchoté : prolifique et numérique

Portrait de Noël Akchoté en jazzman


Moins visible que naguère, le guitariste Noël Akchoté n’en reste pas moins (hyper)actif et se dévoile là où on ne l’attend pas.

L’époque n’est pas à l’excès de créativité. Bizarrement, en cette période où le consommateur peut avoir à sa disposition une profusion de biens culturels constamment renouvelés, ce sont les créateurs eux-mêmes qui semblent les moins productifs. En matière de musique tout au moins. Un disque tous les deux ans au grand maximum. Ce refus de la productivité est tout à leur honneur certes, il faut laisser du temps au temps, mûrir son projet. Pourtant n’est-ce pas habiller d’une vision romantique ce qui ressort en réalité d’une logique économique (de la création à la diffusion, chaque étape a sa propre temporalité et chacune doit produire de la valeur) ? Car l’artiste ne peut s’empêcher de créer. Tous les jours, à chaque instant. Et quoi de plus normal, en réalité, puisque c’est son métier. Un ouvrier ne revendique pas le besoin de se ressourcer pendant un an ou deux avant de passer à la tâche suivante. L’exemple est caricatural certes mais il montre à quel point le système bride insidieusement la liberté de création.

Noël Akchoté par Fabrice Journo

C’est par choix de cette liberté que le guitariste Noël Akchoté a choisi de se débarrasser désormais de ce qu’il considère sans doute comme des carcans (réseaux et institutions) et gagner une indépendance dont il paye le prix en matière d’isolement. Tout au moins en France.
Le chemin était pourtant tout tracé. Né en 1968, il débute la guitare dès l’âge de huit ans et, entraîné par ses proches, écume les clubs de jazz de la capitale. Il apprend alors le métier auprès de Chet Baker, Barney Wilen, John Abercrombie ou Philip Catherine. Au tournant des années 90, lassé par l’esthétique et le milieu, il s’écarte du jazz pour partir défricher de nouveaux territoires. Il participe aux Recyclers au côté de Benoît Delbecq et Steve Argüelles et se confronte à tous les grands improvisateurs du moment. Sclavis, Texier bien sûr (il joue sur le disque Mad No Mad(s)) mais aussi Sam Rivers (Configuration avec Tony Hymas, Paul Rogers et Jacques Thollot) et toute la scène des musiques improvisées : Derek Bailey, Evan Parker, Fred Frith, Tim Berne. Il travaille également avec Luc Ferrari peu de temps avant sa disparition.

Sa curiosité insatiable ne se limite pas au seul champ musical. Il participe à Les invisibles, film de Thierry Jousse, en 2004 qui lui avait consacré dès 1998 le court métrage Le jour de Noël. Il compose la bande son pour des productions de John B. Root (réalisateur de films pornographiques) ou travaille avec le performeur Jean-Louis Costes. Parti vivre en Autriche, il joue avec Max Nagl, écrit pour la revue Skug, joue au Japon, fonde Rectangle dès 1996 (un label toujours actif), ainsi de suite… Son appétit et son éclectisme sont sans fin. Attiré par les marges et la pop culture underground, il publie également quelques disques inclassables chez Winter & Winter jusqu’en 2008. Depuis, exceptés un live avec Big Four (Sortilèges avec Max Nagl, Steven Bernstein, Bradley Jones en 2010) et un trio sur Ayler Records en 2012 (avec Jean-Marc Foussat et Roger Turner), plus grand chose…

Ou plutôt ailleurs. Conscient que le numérique est la nouvelle terre à conquérir, Noël Akchoté publie désormais la plupart de ses productions en dématérialisé (via son site www.noelakchote.org, son bandcamp noelakchote.bandcamp.com ou les plateformes de téléchargement). Ce nouveau format qui lui permet un maximum de souplesse correspond à son approche libertaire de la musique et lui donne la possibilité de monter n’importe quel projet au moment où il entend le faire. Et en la matière, sa capacité de création est phénoménale. Depuis 2011, il a mis en ligne pas moins de 76 albums dont certains participent à de larges cycles.

Il faut remonter en 2004 et 2007 chez Winter & Winter pour comprendre cette démarche en cycle. Akchoté publie deux disques solo : le premier est dédié au guitariste free Sonny Sharrock, le second à la pop star Kylie Minogue. Il se plonge dans l’univers de cette dernière avec obsession, fouille l’intégralité de sa musique (disques, concerts) mais scrute aussi son image (photos, produits dérivés, etc.). Cette pratique de l’immersion va être systématisée dans les années suivantes et toucher des répertoires extrêmement variés. Ainsi, donnera-t-il des versions acoustiques des œuvres de Guillaume de Machaut, Monteverdi, Josquin des Prés, Ockeghem, preuve non seulement de son érudition mais également de son intérêt pour toutes les esthétiques sans hiérarchisation aucune [1]. Il ressasse et rumine, lit et relit les partitions. S’imprégnant d’une pensée musicale, il en donne ensuite une glose à la guitare seule. Il y a une dimension monacale dans ces commentaires qui dressent en creux la cartographie de sa sensibilité. S’y engager, c’est suivre tout un parcours.

Depuis l’année dernière, en effet, le cycle des origines de la musique occidentale semble clos. Il revient alors à sa première passion, celle où il s’est révélé en tant que musicien : le jazz. Noël Akchoté Plays The Music Of Ornette Coleman ouvre la danse, suivent Green Trane (John Coltrane), Melodious (Thelonious Monk) mais aussi Dave Brubeck (In Your Own Sweet Way), Carla Bley (Ictus), Django Reinhardt (Anouman). Quelques bluesmen et blueswomen également : Love Jones (sur Johnny”Guitar” Watson), Lucille (sur B.B.King), Baby Doll (sur Bessie Smith) et aussi Wolverine Blues (sur Jelly Roll Morton). La liste est longue et non exhaustive.
Au fil des écoutes néanmoins, des similitudes sont repérables qui dépassent les différences stylistiques de chacun des artistes adaptés. Nulle réinterprétation dans ce travail, aucune volonté de faire du jazz dans la façon où on l’entend traditionnellement. Les thèmes ne servent pas de canevas de départ qui ouvriraient sur des improvisations effrénées. Akchoté ne démonte pas la mécanique d’écriture pour montrer sa capacité à se confronter aux maîtres et trouver sa voix par la déconstruction. Les pistes sont courtes, quelques secondes pour certaines, jusqu’à deux à trois minutes pour d’autres et ces pastilles sonores n’ont d’autre but que de montrer, à travers sa guitare, combien les musiciens de jazz sont, avant tout et chacun à leur manière, de grands mélodistes. En restant proche du texte, il valorise leur chant dans le plaisir immédiat du jeu.

Enregistrés dans les conditions du direct (on entend le souffle de l’ampli, le grésillement des cordes), ces albums laissent cependant entendre combien Noël Akchoté est un formidable guitariste. Son toucher très fin multiplie les inventions en matière d’arrangements : l’espace y est contemplatif et les harmonies diaphanes. On peut voir de la nostalgie dans les teintes monochromatiques qui se retrouvent d’un enregistrement à l’autre, un regard mélancolique porté sur des musiques qui renvoient tout à la fois à l’Histoire et à un passé personnel. Mais cette douceur un peu grisée, cette proximité avec le chant intérieur de ces grands créateurs n’est pas la moindre des qualités de ces enregistrements.
Contaminés par le travail sur le Moyen-âge et la Renaissance, ces disques de jazz authentique révèlent par leur austérité et leur épure des angles peu entendus auparavant. Le guitariste s’y tient à une distance respectueuse et humble mais sans condescendance. A égalité plutôt. Comme celui qui a côtoyé cette grande famille depuis sa jeunesse et la tient pour sienne.

Parallèlement à ce travail solitaire, Noël Akchoté n’est pas enfermé dans sa tour d’ivoire pour autant. Il poursuit ses collaborations. Deux disques d’improvisation avec le pianiste et guitariste Henri Roger (Siderrances et Speed) sont parues en 2014 et 2015 et plusieurs productions avec le jeune guitariste rémois Augustin Brousseloux (il a 16 ans) ont vu le jour récemment (dont un tout dernièrement). Entre lui et Akchoté, le lien entre deux générations se fait à nouveau, via les réseaux sociaux et le partage de la musique. L’histoire continue. Comme toujours.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 1er novembre 2015

[1En complément de cela d’ailleurs, il monte un quintet de guitares, aux côtés d’Adam Levy, Philipp Schaufelberger, Mary Halvorson et Julien Desprez pour jouer des madrigaux de Gesualdo ; un disque est paru chez Blue Chopsticks