Scènes

On se prend à rêver à la Manufacture

Chroniques #NJP2016 – Chapitre 5
Lundi 10 octobre 2016, Théâtre de la Manufacture. Josh Shpak 4tet, Sébastien Texier Dreamers Quartet.


Sébastien Texier Dreamers Quartet © Jacky Joannès

Deux quatuors pour une soirée placée sous le signe des énergies. Avec le jeune trompettiste Josh Sphak, il est plutôt question d’un passage en force et d’ébulltion, tandis que Sébastien Texier a joué la carte de ses rêves en technicolor, déployés dans un large sourire.

Josh Shpak © Jacky Joannès

Ils sont quatre, ils sont jeunes, ils sont étudiants au Berklee College of Music de Boston (avec lequel NJP pratique une politique d’échange d’année en année) et n’ont pas froid aux yeux. Le quartet du trompettiste Josh Shpak n’a pas choisi d’entrer sur la pointe des pieds pour faire entendre un jazz dont la nature convulsive n’aura pas échappé à un public, pour une part venu en invité dans le cadre d’une soirée Sacem. On a beau revendiquer le statut de « protégé » du grand Clark Terry (décédé en 2015 à l’âge de 94 ans et qui disait de lui en filant la métaphore sportive : « Josh donne tout. Je suis fier de lui et heureux de dire qu’avec lui, la balle est entre de bonnes mains »), on n’en est pas moins ici en prise directe avec une esthétique très contemporaine. Shpak entre dans sa musique avec force – avec un son droit et puissant, façon coup de poing – un peu comme le ferait son homologue Walter Scott que les nancéiens connaissent bien. Ses complices, pour juvéniles qu’ils paraissent, sont au diapason. La batterie de Jongkuk Kim, bonnet rouge vissé sur la tête, est un petit déferlement qui ne connaît jamais de pause ; la basse électrique de Pera Krstajic gronde souvent d’accents que ne renierait pas un groupe du courant Zeuhl de Magma. Plus discret et néanmoins pourvoyeur d’une ébullition électrique aux commandes de son Nordstage 2, le débonnaire Michael Wooten assure la mise en espace de l’ensemble avec une fausse décontraction. Le jazz de Josh Shpak est à la fois héritier des grands – et pourtant, quelle surprise d’apprendre qu’il ne connaît pas Lester Bowie et l’Art Ensemble Of Chicago – et une proposition d’aujourd’hui, avec son recours aux effets électroniques appliqués à chacun des instruments, comme le pad Roland du batteur. Nul doute qu’il s’agit là d’une formation en devenir (et c’est heureux eu égard à l’âge de ses protagonistes), mais l’énergie qui y circule est une belle promesse. Astatic, leur premier EP, permettra aux absents d’hier de s’en rendre compte.

Sur la platine : Astatic (Interrobang Records – 2016)

Sébastien Texier © Jacky Joannès

On persiste à présenter Sébastien Texier comme le fils du grand Henri, tant il est vrai qu’il a grandi à tous les sens du mot (familial, musical, humain) aux côtés de son contrebassiste de père, et poursuit avec lui une route sans égale depuis la seconde moitié des années 90. Soit, mais à 46 ans, le saxophoniste clarinettiste est plus que jamais dans l’affirmation d’une personnalité sensible qui trouve avec le Dreamers Quartet une formation lui allant comme un gant. « Certains m’ont dit que mon disque était triste », confie-t-il après le concert. Triste, ah bon ? Voilà une étrange erreur de perception. Dreamers, c’est la part du rêve qui vit en chacun des amoureux de la musique et de la vie : rêves de fraternité, de douceur, de Nouvelle-Orléans, de voyages et de paysages majestueux. Hommage, aussi, aux musiciens qui ont fait rêver (tels Ornette Coleman ou Paul Motian). Et si parfois la nostalgie pointe (« Dreamers »), elle laisse beaucoup de place à la douceur (« Smooth Skin ») ou à la joie de vivre (« Let’s Roll »). Et puis, il faut bien le dire : c’est un vrai bonheur que de ressentir toute l’amitié qui unit ces quatre musiciens « fort rêveurs », entre lesquels circule là aussi beaucoup d’énergie, mais qu’on qualifiera cette fois de solaire, tant elle irradie le groupe de lumière. Sébastien Texier est entouré de Pierre Durand, guitariste protéiforme et généreux qui habite chaque note jouée, mimiques à l’appui. Il multiplie les couleurs, lui le bluesman dont le récent ¡Libertad ! est un enchantement. Guillaume Dommartin fait partie des batteurs adeptes du foisonnement, et son rôle d’agent propulseur est à peine contrarié lorsque la pédale de sa grosse caisse fait un gros caprice au beau milieu d’un long chorus. Un petit incident symbole de vie et prétexte à une gestuelle debout qui en dit long sur le bonheur d’être là. Olivier Caudron ouvre de larges espaces aux commandes de son orgue Hammond B3, cet instrument chargé de tant de belles histoires. Il contribue pour beaucoup à la définition du son, ample et généreux, d’un groupe au cœur duquel Sébastien Texier peut s’épanouir, un large sourire aux lèvres, au saxophone alto ou à la clarinette. Il y a du plaisir au milieu de tous ces rêves et le public, jusque-là un peu tiède, finit par se réveiller et demander une prolongation. Qu’il a obtenue, au ravissement de chacun. Un rêve est passé.

Sur la platine : Dreamers (Cristal Records – 2015)