C’est l’histoire d’un gâchis. Ou d’un rendez-vous raté : celui de l’entrée de l’Orchestre National de Jazz dans le nouveau siècle après une décennie bien pleine sur le plan artistique comme en termes d’autonomie.
Lorsque Didier Levallet rend les clés de l’institution en l’an 2000, l’ONJ est florissant et animé par l’ambition. De Denis Badault à Laurent Cugny, les orchestres successifs ont su mêler continuité et diversité, et ont rencontré leur public. Mais surtout, cette formation subventionnée avait apparemment réussi tenir le politique à distance en se construisant une légitimité de grand orchestre européen. C’était oublier que ce rapport de force ne s’éteint jamais vraiment… Le politique a donc pris sa revanche avec une vigueur inouïe via la nomination de Paolo Damiani à sa tête. A tel point que toute velléité de liberté fut aussitôt tuée dans l’œuf.
Cette candidature est pourtant légitime. Le violoncelliste a une longue expérience des grandes formations au sein de l’Instabile Orchestra et s’inscrit dans la longue lignée des pédagogues qui ont dirigé l’institution. Il confirme l’ONJ dans son orientation très européenne (la personnalité d’un Matthias Rüegg, fondateur du Vienna Art Orchestra, aurait toutefois été plus cohérente). Ses collaborations passées, de Wheeler à Braxton, en font sur le papier le successeur logique de Levallet. D’ailleurs, sans toute cette agitation extérieure, il aurait certainement fait un excellent directeur ! Bien sûr, quelques aigris s’émeuvent de ce que le chef d’un Orchestre National soit né du mauvais côté du poste-frontière… Mais le problème est ailleurs - dans la dramaturgie des crises d’adolescence tardives de l’institution, les trahisons de cour et les révolutions de Palais. De ces révolutions coperniciennes qui vous ramènent invariablement au point de départ.
L’ONJ Damiani fait ses début sur une air de portes claquées. Au Conseil d’administration d’abord, puis chez les musiciens : Christophe Monniot, Manu Codjia, Gueorgui Kornazov, Laure Donnat… figurent au générique mais déclinent toute participation à un disque aussi étrange que la formule elle-même. Il est là, le gâchis : l’inertie précédant la chute, le mandat se terminera avant l’heure, laissant l’auditeur frustré face à un orchestre dénigré, malgré des solistes remarquables qui animeront plus tard de grandes formations : Olivier Benoît (Circum Grand Orchestra), Thomas de Pourquery ou Médéric Collignon avec le MegaOctet d’Andy Emler. Surprise qui cristallisera beaucoup de rancœurs : l’arrivée de François Jeanneau, premier directeur de l’ONJ et auteur de la suite « Estremadure », pièce centrale de ce Charmediterranéen. Ajoutons-y l’étonnant choix du label pour l’unique disque qu’enregistrera cet ONJ. On doit à ECM la présence du joueur de oud Anouar Brahem et du saxophoniste Gianluigi Trovesi, qui signent deux des trois pièces de Charmediterranéen. Sur le papier, cet orchestre sans claviers était alléchant, le line-up inventif, et les musiciens complémentaires.
Hélas, cette évocation souvent convenue de la culture méditerranéenne s’avère vite factice tant le décor y semble plaqué. La liberté qui devrait être totale, vu le choix des instrumentistes, s’effiloche au fil des morceaux, nonobstant leur approche toujours très contemporaine. Le disque manque d’unité, même s’il permet à Collignon (notamment sur « Sequenza Terza ») ou à Régis Huby (« Argentiera », écrit par Damiani), de briller… Malgré tous ces talents, c’est avant tout le manque de dynamique d’orchestre qui ressort ici. Certes, « Sequenze Orfiche » (Trovesi) intéressant. Notamment sur « Prologo : L’Orfeo » où, d’un riff rageur, Olivier Benoît renverse Monteverdi. Mais pour le reste, si la virtuosité et l’écriture impeccable sont bel et bien là, la flamme s’amenuise, comme si plus personne n’y croyait. La dernière pièce, « Artefact » (Anouar Brahem) semble presque essoufflée. Définition du mot artefact : « objet artificiel ». Le constat est sans appel.