Tribune

Ornette, le jeu est nôtre


Il y a dix jours de cela, je jouais avec Jérémie Piazza en duo à Berlin pour le festival Jazzdor. Après un long morceau furieux, Jérémie a pris sa guitare, étiré une sorte de bourdon rauque, et nous avons entamé Lonely Woman à la cornemuse et à la batterie. Mes poils se sont dressés, comme la première fois que je l’ai entendu, joué par Ornette Coleman. Aux prémices, la mélodie crée un espace infini et bouleversant. Les murs s’écroulent et l’air peut s’engouffrer. Elle a la puissance lyrique d’un hymne et la délicatesse pénétrante des chansons douces que nous chantaient nos mamans.

Petite Vengeance © Franpi Barriaux

Aussi, lorsque j’ai appris sa mort, j’ai tenté de dire ce qu’Ornette représente pour moi.

Ornette.

Or net. Oui, précisément. Et si précieux dans l’écrin de son saxophone alto en plastique, comme Les fleurs bleues, le roman de Raymond Queneau, qui poussent délicatement au sortir du déluge quand il ne reste que de la boue au pied du donjon.

Or not. Jazz ou pas ? Naître ou ne pas ? Au creux de l’histoire, lové dans des torrents de lave rythmiques, il souffle le jeu, le geste, la joie. Insuffle le libre en l’homme et le désir en chacun. Il parle à l’oreille des adolescents de tous les âges. Ils nous racontent. Sa langue nous délie et nous délivre comme si de rien n’était, en passant.

Sa musique est onirique. C’est un enfant qui chantonne en sautant à cloche-pied, ses jeux-thèmes ont l’air de comptines. Parfois ils sont ébréchés et nous alertent : le loup n’est jamais bien loin en dedans. Et quand il les nomme, il se manifeste avec l’orgueil du teenager que rien ne peut arrêter. Et c’est bien cela qui fait de lui notre sain pair. Les babils d’Ornette nous ont ouvert la voix et offert la possibilité de parler la langue des hommes libres quels que soient nos accents.

Polysémique. Et claire comme de l’eau de roche, elle s’adresse à tous et à chacun.
Lyrique. C’est une longue plainte joyeuse. Comme le monologue d’un oiseau bizarre pris de hoquets et de sanglots entre deux éclats de rire.

Polémique. Diablement vivante, punk et si profonde. Ornette prend son pied-de-nez et dans ses longues phrases méandreuses, certains ont pu se perdre faute d’avoir largué les amarres. Ce que fait finalement le Duc d’Auge au terme du roman de Queneau, lorsque le rêve et la réalité se confondent et qu’enfin le héros s’émancipe.

D’ailleurs, en anglais, les fleurs bleues – les myosotis, se nomment forget-me-not.

Et ça, on ne risque pas, Ornette.