Scènes

Pétillant bouquet final et passage de relais émouvant

Echos de Jazz sous les pommiers 2017 -2


Airelle Besson trio invite Clémence Colin par Gérard Boisnel

La trente-sixième édition de Jazz sous les Pommiers à Coutances (Manche) aborde la dernière partie de la semaine avec un feu d’artifice de concerts entre la fin d’une résidence et le début d’une autre.
Beaucoup d’émotion pour les festivaliers et les musiciens.

Jeudi 25 mai 2017

Airelle Besson trio invite Clémence Colin : la grâce et l’élégance

On connaît la créativité d’Airelle Besson (composition, trompette). Pour terminer en beauté sa résidence de 3 ans à Coutances, elle nous présente son nouveau trio avec Sebastian Sternal (composition, piano, Fender Rhodes) et Jonas Burgwinkel (composition, batterie) auquel elle associe la chansigneuse Clémence Colin. Le projet est audacieux : il consiste à faire résonner la musique dans les corps. Les spectateurs curieux d’expérimenter ces sensations sont munis, à cet effet, de ballons de baudruche qui servent de résonateurs. Clémence Colin, la comédienne sourde, est, elle, juchée sur une plate-forme en bois et elle transcrit ses sensations en langage des signes dans une sorte de chorégraphie. Lors d’une seconde intervention, Clémence Colin jouera les maestros et le trio improvisera sur sa chorégraphie.

Le résultat est saisissant et troublant. Saisissant car la gestuelle de Clémence Colin, bien mise en lumière dans sa robe rouge, est d’une beauté qui subjugue. Troublant car les perceptions de la « chansigneuse » ne correspondent pas forcément aux nôtres. Il y a donc des moments où l’on ressent comme un hiatus entre ce que l’on entend et ce que l’on voit. Troublant aussi parce que la comédienne attire tellement l’attention que l’écoute en est parfois perturbée. Quoi qu’il en soit, ce moment de rencontre entre deux façons de percevoir la musique mais aussi le monde, une première à coup sûr, restera dans les mémoires comme un temps d’une étrange et intense poésie.
Les musiciens alternent des thèmes rapides, nerveux et des moments de grande sérénité. La pièce liminaire, « Magnolia » de Sebastian Sternal, est rapide et saccadée. Une nouvelle interprétation de « Radio One » (Airelle Besson) fournit au batteur l’occasion d’un gros numéro de célérité et de polyrythmie. Un « Go ! » énergique évolue entre sentiment d’urgence et inquiétude. « 4 W » de Jonas Burgwinkel, aux allures de musique de film, associe les deux atmosphères. On goûte le climat paisible, quasi éthéré, de « Lulea’s Sunset » (Airelle Besson, Prélude) où la trompette, dans les graves, fait penser à Chet Baker et à sa façon d’étirer le tempo. En dépit d’un passage plus rapide au milieu, le concert se conclut avec un titre plein d’émotion, une sorte d’élégie pour une résidence qui s’achève.

Youn Sun Nah, She Moves On : une renaissance réussie

La chanteuse coréenne fait son retour après deux années sabbatiques et elle a réservé la création mondiale de son nouveau projet à Jazz sous les Pommiers où elle se sent, dit-elle, « comme à la maison ».
Même en confiance, Youn Sun Nah (composition, chant, sanza), pendant la résidence qui précédait les deux concerts donnés à Jazz sous les Pommiers, ne pouvait s’empêcher de ressentir un peu d’inquiétude. L’accueil enthousiaste du public a dû la rassurer.

Youn Sun Nah, Jazz sous les pommiers 2017

En nous quittant en 2015, elle confiait son intention de se ressourcer et de chercher un nouveau son, un nouveau style. La nouvelle Youn Sun Nah est née de sa rencontre en novembre 2016 avec le musicien new-yorkais Jamie Saft (composition, piano, Fender Rhodes, orgue Hammond B3), longtemps compagnon de scène de John Zorn.
L’univers de She Moves On (Hub Music, 2017), dont est tiré le spectacle, est très éclectique. L’ouverture se fait avec « Traveller » (Youn Sun Nah), une superbe mélodie chantée sur le ton de la confidence avec des graves profonds. Le titre comporte un magnifique solo de Brad Jones (contrebasse) enchaîné avec une improvisation lumineuse au piano de Jamie Saft. On retrouve ce climat dans le bouleversant « Black Is The Color Of My True Love’s Hair », un traditionnel illustré notamment par Nina Simone. S’accompagnant seule à la sanza, utilisée comme une sorte de ponctuation, sur un tempo très lent et dans un silence palpable de cathédrale, Youn Sun Nah donne toute sa plénitude à ce chant de douleur. On pourrait citer aussi « Too Late » (Jamie Saft], une belle mélodie où l’articulation précise de Youn Sun Nah fait merveille, un titre auquel fait écho « No Other Name » de Peter, Paul & Mary (1967), ici interprété de façon très dépouillée en duo avec Clifton Hyde (guitares). Dans une autre mélodie, « Drifting » (Jimi Hendrix), avec une orchestration soignée, on retrouve la Youn Sun Nah vocaliste et la pièce se termine par un gros duo voix-guitare.

C’est un tout autre style qui caractérise le traditionnel « A Sailor’s Life », à l’orchestration un peu inquiétante. La voix de Youn Sun Nah y est traitée comme un instrument, avec de l’écho, et le final est proprement crépusculaire. L’esprit est un peu le même avec « Jockey Full Of Bourbon » (Tom Waits, 1985, titre déjà enregistré en 2008 par la chanteuse dans Voyage, Act) où Youn Sun Nah chante avec les mains en porte-voix, ce qui rend sa voix nasale, et elle n’hésite pas, comme elle sait le faire, à flirter avec les raucités chères aux rockers.
Après une très longue ovation, on se quitte avec « Fools Rush In » interprété ici, façon slow des années 1960-1970, avec un accompagnement idoine d’orgue Hammond. Youn Sun Nah, qu’on a retrouvé « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », y déploie toute la plénitude de son chant.

Fred Hersch trio : raffinement intimiste

Il ne faut pas chercher de grands effets dans le jeu de Fred Hersch (piano). L’admirateur de Bill Evans, l’un des maîtres de Brad Mehldau, le compagnon de scène de Stan Getz ou Lee Konitz, pratique le piano d’une façon qui peut paraître un peu austère, comme sa silhouette. Mais quel feu couve sous cette apparente impassibilité.
Le jeu est intimiste mais raffiné. Il refuse les effets mais il est riche de nuances. Le public ne s’y est pas trompé : il a écouté avec une ferveur toute religieuse, sans oublier pourtant de marquer fréquemment son enthousiasme.
Dans cet ensemble de reprises et d’œuvres de Fred Hersch lui-même, ma préférence va aux deux titres de Monk, « Round Midnight » et « We See » interprétés vers la fin du concert. J’y ajouterai un « Calypso » dédié à Sonny Rollins, le seul titre dansant du répertoire de ce soir. Et il faut bien sûr faire une place toute spéciale à « Valentine » (Fred Hersch), joué en bis, seul, comme un cadeau d’adieu avant que l’artiste ne soit salué par une longue ovation debout.

Autour de Chet : hommage ne veut pas dire copie

C’est en principe la dernière soirée de cet hommage à Chet Baker, imaginé par Clément Ducol avec un effectif à géométrie variable.

Hugh Coltman & Erik Truffaz, Coutances 2017

Comme à Tourcoing l’an passé, c’est Sandra Nkaké qui ouvre le spectacle et procure aux spectateurs leurs premiers frissons. Sa grande aisance vocale, l’émotion qui se dégage toujours de ses interprétations, sa forte présence scénique en font le pilier vocal du spectacle. Son interprétation de « My Funny Valentine » avec Airelle Besson (trompette) est proprement bouleversante. Airelle qu’on a aussi vu particulièrement brillante, notamment avec Hugh Coltman (voix), se fait ici la douceur et la délicatesse mêmes, en pleine harmonie avec Sandra. Erik Truffaz (trompette) semble très inspiré, ce soir. Il multiplie les envolées lyriques et les notes longuement tenues, retenues. Camelia Jordana (voix) dans « The Thrill Is Gone » frappe par l’ampleur de son vibrato et une sorte de fêlure qui font contraste avec l’extrême douceur d’Erik Truffaz. Coltman qui, ce soir, la joue rocker, mèche (banane) au vent, interprète avec beaucoup d’énergie « Born To Be Blue » sur fond de percussions africaines et de concours de mèches échevelées avec Benjamin Moussay (claviers).
Un second bis à trois trompettes - Luca Aquino a rejoint ses camarades - enflamme définitivement la salle. Je persiste à regretter que cette admirable galerie de portraits musicaux ne bénéficie pas d’un fil rouge, perceptible du public, qui musclerait le rythme d’enchaînement des séquences.

Oumou Sangaré : la voix d’une Afrique libre

Véritable port de reine ou de madone, dans ses atours chamarrés d’or, Oumou Sangaré ne fait toujours pas dans la guimauve. Solidement enracinée dans son terroir, sa musique s’ouvre sans crainte aux instruments de la musique moderne : guitare, batterie, clavier et la basse de la surprenante Élise Blanchard, blonde déesse longiligne qui cache bien son feu intérieur sous une apparente placidité distante.

Oumou Sangaré invite le public à danser

Oumou, presque quinquagénaire, poursuit le combat qu’elle a commencé à vingt ans pour un Mali debout. Elle fustige la séduction trompeuse d’hommes irresponsables, le non-respect de la parole donnée (autrefois sacrée), affronte sans peur le tabou africain du suicide et plaide plus que jamais pour un Mali uni et libre.
C’est le contenu de son nouvel album, Mogoya (N0 Format, 2017), qu’elle interprète ce soir. Une musique riche en couleurs et en saveurs, une musique de danse volontiers énergique et généreuse en son. Secondée à la voix par Kandy Guira et Emma Lamandjé la grande dame peut aussi compter sur le talent et le dévouement d’Abou Diarra (kamele ngoni) qui sue abondamment sous sa tenue d’hiver et son chapeau de feutre.

Samedi 27 mai 2017

Paul Lay trio, The Party : un triomphe

A l’heure de l’apéritif, c’est un Magic Mirrors complet qui attend le Grand Prix du disque de jazz de l’académie Charles Cros (2014) et Prix Django-Reinhardt du meilleur artiste de jazz français (2016). Paul Lay (piano) avec son trio complété par Dré Pallemaerts (batterie) et Clemens Van Der Feen (contrebasse) va combler les attentes du public.

Paul Lay par Gérard Boisnel

On est frappé dès le début par le sens inné de la pulsation qui possède les trois hommes. La grande cohérence du groupe saute aussi aux yeux. Faisant alterner des rythmes et des couleurs variés, Paul Lay sait marier mélodie et harmonie. Comme beaucoup de jeunes artistes, des pianistes surtout, sa musique fait souvent défiler des séquences rapides aux allures cinématographiques. Entraînés par une énergie éclatante de force, nous sommes déposés dans un autre lieu qui se distingue par une lenteur pleine de finesse et de délicatesse, mais c’est pour mieux repartir.
Voilà un voyage musical qui a transporté les spectateurs au point de les entraîner dans une longue ovation debout.

Jan Garbarek quartet avec Trilok Gurtu : laissez vous emporter...

Voici un concert qui donne envie de se laisser « emporter dans les espaces d’un autre monde » a-t-on envie de dire, en démarquant Chateaubriand. Tout ici invite à lâcher prise, que ce soit la fougue du trio ou les sonorités envoûtantes de Jan Garbarek (saxophones ténor et soprano courbe). Ses mélodies vous saisissent et vous transportent très loin pour peu qu’on se laisse aller.
Le mariage musical de ce soir avec Trilok Gurtu (percussions) est un régal. Le musicien indien est unique, serait-on tenté de dire, par son inventivité dans le choix de ses rythmes et de ses instruments : avec lui, tout, même l’objet le plus trivial, peut-être source de musique.
L’attention, à l’heure de la sieste et malgré la canicule, est sans cesse maintenue en éveil par les conversations innombrables entre instruments. Un régal chaleureusement salué par le public.

Anne Paceo, Circles : un plaisir toujours renouvelé

Les deux concerts consécutifs d’Anne Paceo, Victoire du jazz 2016 et future résidente du Théâtre municipal de Coutances, termineront pour moi cette édition 2017 de Jazz sous les Pommiers.

Anne Paceo Circles par Gérard Boisnel

Revoir, réentendre Circles (Laborie Jazz, 2016) est chaque fois un enchantement et une nouvelle expérience, tant le projet évolue. Que retenir de ce début de soirée ? Assurément le fugitif instant de grâce élégiaque qui réunit Leila Martial (voix) et Christophe Panzani (saxophones) dans « Tzigane ». On ne peut manquer non plus la délicatesse d’Anne Paceo et le velours vocal de la même Leila qu’on retrouve pour « Birth and Rebirth » avec Benjamin Moussay (claviers), ici au Fender Rhodes. « Toundra » frappe par l’ample richesse de sa composition et un extraordinaire solo de Panzani au ténor magnifie « A Tempestade ».

Anne Paceo, Fables of Shwedagon : envoûtant voyage en terre méconnue
Pour fêter les 10 ans de son premier passage à Jazz sous les Pommiers, Anne Paceo (composition, batterie) a offert, avec la complicité de Denis Lebas, un magnifique cadeau aux festivaliers, Fables of Shwedagon (Les Fables de Shwedagon), une création tirée de sa rencontre avec la Birmanie, en 2010.
« Shwedagon », c’était un titre de Yokaï (Laborie Jazz, 2012). « Shwe » signifie « or » en birman et « Dagon » est l’ancien nom de Rangoun, ancienne capitale du Myanmar. Shwedagon, c’est aussi le nom d’une pagode, considérée comme la merveille de la Birmanie. Tout un symbole.
Pour la nouvelle œuvre, Fables of Shwedagon, Anne a associé à un quintette, composé de Christophe Panzani (saxophones), Leonardo Montana (piano), Pierre Perchaud (guitares), Joan Eche-Puig (contrebasse) et d’elle-même à la batterie, un groupe de musique traditionnelle birmane sous la houlette de Hein Tint (pat waing, ensemble de 21 percussions réparties autour de l’instrumentiste). L’orchestre traditionnel appelé « Hsaing waing », outre son chef Hein Tint, se compose de 4 musiciens : Kyaw Soe (maung zaing, des gongs assez importants montés sur un cadre rectangulaire), Htun Oo (hne, instrument conique entre la flûte et le hautbois) , Kiye Myint (chauk lone pat, groupe de six percussions) et Ye Minh Thu (si wa, instrument associant une clochette et un woodblock). L’exotisme des noms de ces instruments n’est presque rien à côté de leur apparence ! Malheureusement les spectateurs ne peuvent les apercevoir, chaque instrumentiste est en grande partie dissimulé derrière des portes sacrées en or, dont l’ensemble forme comme une palissade à l’avant-scène.

Anne Paceo Fables of Shwedagon par Gérard Boisnel

A défaut de voir ces étranges instruments, on les entend. Quand on écoute le hne seul, on comprend mieux le chemin parcouru par les deux groupes de musiciens pour pouvoir jouer ensemble : Anne Paceo s’en explique largement dans un entretien à Citizen Jazz. Et pourtant, ça marche. Le résultat est à la fois émouvant et envoûtant.

Le répertoire comprend des compositions d’Anne Paceo, d’autres de Hein Tint et un traditionnel birman. Ces derniers portent souvent des titres très poétiques comme « L’arbre qui porte des instruments de musique ». J’ai personnellement apprécié un remarquable solo de Panzani (ts) dans « Shwedagon ». La mélodie au piano et le dialogue hne - sax soprano s’approchant parfois du son de la bombarde dans « Myanmar ». L’intro de Pierre Perchaud (g) à « Le Soleil, la lune et l’étoile du soir ». La pièce la plus applaudie aura été sans conteste « L’arbre qui porte des instruments de musique » introduit par Hein Tint sur ses percussions évoquant ici un balafon sur un rythme dansant. C’est ensuite Anne Paceo qui conduit les choses. Au solo de Pierre Perchaud répond un autre dialogue entre le hne et le sax soprano.

C’est un vrai triomphe qui salue cette création où brillent les talents de batteuse, arrangeuse et compositrice d’Anne Paceo.

Bilan

Avant de fermer ses portes, Jazz sous les pommiers #36 a connu un moment d’intense émotion lorsque, au cours d’une petite cérémonie aux allures familiales, Airelle Besson a remis les clefs de la résidence à Coutances à son amie Anne Paceo. Tout cela, avec quelques larmes, s’est conclu en musique.
A l’heure du bilan, Denis Lebas pouvait se flatter d’avoir retrouvé, toujours fidèle au rendez-vous, « un public passionné, attentif et respectueux ». Les chiffres aussi étaient au beau fixe avec un taux de remplissage à 96 %. A noter que pas une édition, depuis 20 ans, n’est descendue au-dessous de 92 %, seuil qui mettrait le festival en péril. Avec ses 3311 abonnés et ses 80000 visiteurs, 2017 est vraiment une année faste, la météo n’y est pas totalement étrangère...

Interrogé sur les critères qui avaient fait préférer Anne Paceo aux quatre ou cinq autres musiciens pressentis pour être le/la prochain.e résident.e du Théâtre municipal de Coutances, Denis Lebas a levé un pan du voile sur les délibérations du jury. Il a souligné le suivi du travail d’Anne depuis 10 ans, ses évidentes qualités humaines, son ouverture au monde, aux autres musiques actuelles, à l’aventure instrumentale, son côté « tout terrain », son goût et sa capacité pour l’expérimentation et la qualité de ses compositions reconnue par la profession.
Rendez-vous est pris pour l’an prochain du 5 au 12 mai