Chronique

Philippe Robert

Musiques

Traverses & Horizons en 400 disques

Label / Distribution : Le Mot et le Reste

Le journaliste et critique musical Philippe Robert n’est pas un perdreau de l’année. A soixante-trois ans, il est à la tête d’une bibliographie dense et foisonnante [1] qui fait référence dans le monde de la musique aujourd’hui. Spécialiste de l’underground et des musiques de niche, il n’a cessé d’explorer et de fouiller, de fouiner et de digger (comme on dit en anglais) dans tout ce que compte la pléthorique production discographique mondiale, s’attachant à mettre en lumière des disques et des musiciens oubliés.

Son dernier ouvrage, Musiques, traverses & horizons, constitue une sorte de synthèse de ses recherches, une anthologie totale retraçant 100 ans de musique en 400 disques ; une sorte de contre-histoire de la musique, non inféodée aux chiffres de ventes d’albums ou aux prescriptions médiatiques souvent biaisées qui font parfois passer à la postérité. Un contre-pied malin et érudit aux sempiternels classements et collections type « Les 400 disques qu’il faut avoir absolument chez vous », « Les 200 disques qu’il faut avoir écoutés au moins une fois dans sa vie » ou le non moins fameux « Les 100 disques à emmener sur une île déserte » (pour peu que vous ayez une platine et de l’électricité, mais ceci est une autre histoire).

Le voyage commence avec Harry Smith et son Anthology Of American Folk Music pour s’achever en 2020 avec l’album The World That IS And IS NOT du groupe My Cat is an Alien. De Moondog à Bill Orcutt, de Max Roach à Townes Van Zandt, de Napalm Death à Colette Magny en passant par Robert Wyatt, John Zorn, Iannis Xenakis, Henry Cow, l’Art Ensemble of Chicago ou John Cage, Philippe Robert dresse une magnifique galerie d’insoumis, de perdants magnifiques, de militants de la cause. Il nous embarque dans un voyage sans fin aux confins des musiques, traçant un chemin par-delà les chapelles et les querelles de clochers. Ici seule la Musique compte. Pour cela, l’auteur utilise la notion de rhizome pour tracer des connexions souterraines entre les musiciens, les styles ou les disques : c’est le sens de la rubrique « Également conseillés » que l’on retrouve en bas de chaque chronique d’albums. Car, comme les trains, un album peut en cacher un autre.

Bien sûr, certains trouveront le choix de tel ou tel disque injustifié. D’autres pointeront du doigt des oublis. Chacun a ses propres marottes. Mais peu importe ici, car la grande qualité de ce livre est bien de fournir des repères, quelques jalons pour esquisser d’autres horizons ; comme une boussole qui permettrait de naviguer dans les méandres infinis de la musique créative (créatrice aussi), de ces musiques en marge d’une industrie musicale (sic) qui les enterre trop vite au prétexte qu’elles ne flattent pas immédiatement l’oreille et ne vendent pas assez. Une traversée sans frontières et sans œillères, hors du temps et des modes, qui nous enchante autant qu’elle nous bouscule. Aujourd’hui nul ne peut affirmer quel album, quel musicien entrera dans la grande histoire de la musique. Nul ne peut imaginer le destin de tel ou tel disque. Qui seront les prochains ; quel album laissera une trace indélébile dans l’histoire. Chacun aura sa réponse, son fétiche. Les paris sont ouverts.

Le livre est également un plaidoyer pour l’objet disque, Graal souvent fantasmé, copié mais jamais égalé. Le disque physique comme on dit, permet une écoute attentive et intense, souvent nécessaire quand il s’agit de musique qui, au premier abord, semble difficile. On peut le toucher, le sentir, le respirer. On peut le lire également. Il représente quelque chose de palpable et de tangible dans notre monde toujours plus numérisé. Il peut se donner, s’échanger, se prêter. On se le passe de la main à la main ou sous le manteau. Ça dépend. On partage.

Pendant plus de 400 pages, Philippe Robert nous fait partager sa passion pour la musique, pour toutes les musiques, pourvu qu’elles soient sincères et sensibles. Sa conception politique de la musique et de l’art en général, sa vision et son travail font écho à celui que nous réalisons tout au long de l’année à Citizen Jazz en rendant compte des créations et hybridations les plus insensées de musiciens et de musiciennes qui n’aspirent qu’à se rencontrer pour créer ensemble un avenir meilleur. La musique est définitivement politique.

par Julien Aunos // Publié le 1er mai 2022

[1De l’originel Rock, Pop, un itinéraire bis en 140 albums essentiels sorti en 2006, déjà chez Le Mot et le Reste jusqu’aux plus récents Agitation frite, témoignages et chroniques de l’underground français et Free Jazz Manifesto (avec les duettistes du groupe My Cat Is An Alien) paru chez Lenka Lente en 2018 et 2021.