Scènes

Pictures For Orchestra, live

Jeudi, vendredi, samedi. Trois concerts, trois soirs de suite, pour un même programme.


Jeudi, vendredi, samedi. Trois concerts, trois soirs de suite, pour un seul programme. Des images pour un orchestre, et autant de déclarations d’amour musical d’un compositeur à ses influences et à ses interprètes.

Le premier concert comme on se jette à l’eau, un peu tendu, puis l’aisance qui vient peu à peu : elle n’est pas si froide qu’on le pensait, on flotte mieux qu’on le craignait, les gestes s’ordonnent, on y prend goût et l’assistance ne se rend même pas compte qu’on avait les chocottes. Le second plus assuré, en place, sans presque plus d’hésitation, sans crainte de manquer un virage – qu’importe si, ici ou là, on avale un peu d’eau ; le troisième enfin libéré, explosif, droit devant.

Pictures For Orchestra est une galerie de tableaux ou, mieux, de portraits en musique. D’une part quatre hommages à des musiciens qui ont, chacun à sa manière, contribué à faire de Jean-Marie Machado le créateur qu’il est devenu. En concert, il campe les personnages avec tendresse et humour : Catherine Collard qui lui enseigna l’humilité en même temps que le bon usage d’un piano ; Andy Emler le copain de lycée et arrangeur surdoué ; Nana Vasconcelos le musicien organique ; David Liebman le maître devenu confrère.

Jean-Marie Machado

Comme il serait trop primaire de les évoquer par l’une de leurs compositions, Machado a choisi de les mettre en abyme en interprétant des œuvres qui les évoquent, ou les ont influencés, et en les repeignant un peu à leur manière.
A la fin du concert, le public est invité à identifier les quatre titres. Certains sont assez faciles à trouver, comme « Naima » de John Coltrane, même étiré sur cinq temps (« Mais c’est pas les bons accords ! » s’écrie jeudi un spectateur qu’on espère taquin) ou « Vuelvo Al Sur » de Piazzolla, ponctué par un large solo d’orgue (qui a dit que c’était un accordéon ?) signé Ithursarry et un chorus très mulliganien de Jean-Charles Richard. Les deux autres - « I Talk To The Wind » de King Crimson ou « le Schumann », comme ils disent tous [1]- sont un peu plus affaire de spécialistes.

Neuf autres morceaux, qui donnent leur charpente au programme, sont consacrés aux musiciens de l’orchestre. Ils s’intitulent « Free Wheels For… » : Roues libres pour alto, pour accordéon, pour flûte… Au lieu d’octroyer à chacun un chorus dans la tradition des big bands de jazz, Jean-Marie Machado a choisi de leur consacrer une pièce entière, pour partie écrite, pour partie libre. Autre mise en abyme puisque ce sont à la fois des portraits et une façon de les pousser dans leurs retranchements, de les défier, de leur faire dire quelque chose de neuf sur eux et la musique.

Avant le dernier concert j’ai demandé à chacun des interprètes de décrire d’un mot, ou d’une expression, son « Free Wheels ». Voici ce que ça donne, dans l’ordre de leurs réponses et croisé avec quelques impressions des trois soirées :

Guillaume Martigné, violoncelle : « Poésie ». Ça commence dans les aigus et les harmoniques : une façon de prendre l’instrument à contre-pied. Puis il devient lyrique dans les médiums, baigné d’un clair de lune, piano et soufflants, et passant insensiblement du solo à l’orchestral, s’abîme dans les graves d’une mélodie russisante qui s’éteindra doucement en remontant dans les notes hautes.

François Thuillier, tuba : « Groove ». Si ce n’est pas un portrait, ça… Chanté-parlé dans l’embouchure pour commencer ; flûte et clarinette percussives lui emboîtent le pas, suivies de l’alto puis du piano qui lance la machine par un ostinato proprement emlérien strié de nappes évanescentes. Contrastes rythmiques permanents, crescendos sur une pulsation inexorable : sur ce tapis de piano, le tuba s’embarque dans un long chorus très bluesy, et soudain… le moteur tousse, puis cale.

Jean-Marie Machado

Didier Ithursarry, accordéon : « Racines ». C’est lui qui ouvre le concert. Se souvenir que chez un arbre, branches et racines sont liées : plus l’arbre étend ses racines, plus il peut déployer ses frondaisons. L’ancrage au sol est donné par le baryton de Jean-Charles Richard, puis par le tuba. Au-dessus, écureuils dans la ramure, l’alto, la flûte, la clarinette et même le violoncelle ; l’accordéon, lui, se déploie dans l’air en chantant une mélodie d’apparence populaire, un air à danser.

Jean-Charles Richard, saxophone soprano : « Sans frontière ». Parker (with strings), Bill Evans et David Liebman sont convoqués. Un piano liquide énonce des voicings comme des chants d’oiseaux. Rond ou plus acéré, velouté ou acidulé, le sax chante une improvisation fruitée qui roule et coule, habitée, mélodique, et nous transporte loin.

Élodie Pasquier, clarinettes : « Etoile ». Sur la valse de Schumann, les altos et le violoncelle jouent d’abord sur la touche ; puis un appel, flûte et soprano, un piano en arpèges. La clarinette entre : grands intervalles entrecoupés de silences, comme on bondit, retombe et se ramasse pour bondir encore. Elle se débat, cherche, s’efforce, appelle, espère, crie, s’apaise pour laisser le piano reprendre la valse, plus que lente, presqu’une berceuse qu’elle rejoint à son tour.

Cécile Grenier, alto : « Funambule ». Elle entre à nu sur un motif descendant décliné, repris, entrecoupé de courtes phrases lyriques. Il y a du Steve Reich, du Michael Nyman dans ce morceau où des ostinati de piano, doux, soutiennent un trio d’archets qui déplace sans cesse ses appuis rythmiques, puis déroulent un paysage buissonnant d’anches sur lequel défilent les traits de l’alto.

Jocelyn Mienniel, flûte : « Folklore ». Introduction en solo très rythmique vite rejointe par les cordes ; c’est une danse qui virevolte entre gaélique et turco-tzigane, entre reel irlandais et choro brésilien, un peu ternaire, un peu impaire, bientôt reprise à l’unisson par clarinette et accordéon, propulsée par tuba et clarinette basse. Virtuose, il joue de toutes les ressources de sa flûte et de quelques autres pour un morceau de bravoure qui n’a rien d’hermétique, sinon au sens pascoalien du terme.

Séverine Morfin, alto : « Un désert glacé, doux et blanc ». De longs glissandos dans le solo introductif, puis des notes tenues, un piano dans les aigus fait perler des glaçons scintillants, les soufflants jouent des blanches sous des intervalles diminués… comme une photo High Key.

Gérard de Haro, ingénieur du son, aura le mot de la fin, synthétique : « Photographies sonores »