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Edition du 15 avril 2024 // Citizenjazz.com / ISSN 2102-5487

Les dépêches

Pierre Schaeffer : Archéologie future

Communiqué :

La célébration d’un centenaire mérite une halte. Une halte qui soit à la fois un temps de réflexion, un temps de bilan critique. L’inévitable retour aux sources, le constat nécessaire du présent
pour tenter d’envisager les années à venir…
Lorsque j’ai donné ce titre au projet itinérant “d’exposition audiovisuelle”, conçu pour célébrer le double anniversaire du centenaire de la naissance de Pierre Schaeffer et celui du cinquantenaire d’une de ses créations notoires, le Service de la Recherche de l’ex-ORTF, j’avais en effet dans l’idée de rendre hommage à l’homme et à son oeuvre, et de garder présent à l’esprit le caractère de cette halte. Elle doit être temps de réflexion, bilan critique et étape prospective.

Au-delà de la musique concrète, aujourd’hui bien représentée, la perception que l’on a de Pierre Schaeffer et de son oeuvre demeure le plus souvent parcellaire. Tantôt référence est faite à la radio et au Studio d’Essai, tantôt à l’expérience en Afrique, tantôt à celle de la production audiovisuelle… Les liens sont rarement établis, sauf par de rares spécialistes ou par quelques contemporains, de moins en moins nombreux, de ses expérimentations…
Parfois, l’aspect du théoricien de la communication est mis en avant, plus exceptionnelle encore est l’évocation de sa réflexion sur les modes et les systèmes de communication…
Que fait-on du penseur, du philosophe, du dénicheur de talents, du chercheur en institution, de l’écrivain ? Que fait-on de l’être tout simplement ? Que devient l’auteur d’essais, de nouvelles, de pièces de théâtre, de chansons, d’opéras… ? Que devient le créateur d’institutions ? Que fait-on enfin, du chercheur ?

Célébrer le centenaire de la naissance de Pierre Schaeffer est l’occasion de réunir tout cela. C’est l’occasion de donner, enfin, une unité à un personnage “éclaté”, de redonner un sens à son
histoire et à un aspect de l’histoire des médias. Célébrer ce double anniversaire est l’occasion de valoriser quarante années de rayonnement, de réflexion et de prospective liées au service
public, mais aussi de faire (res)surgir l’homme et l’oeuvre, au travers des inventions et des “objets”, encore présents. Il s’agit bien sûr de rappeler la production, quelle qu’elle soit, mais aussi des personnes, des complices d’un jour ou de plusieurs années, des inventeurs, qui ont aidé à l’élaboration et à l’application de la méthode, des influences. Il est aussi question de rappeler les structures qu’il a mises en place qui ont permis de concrétiser une idée et d’expérimenter.
L’idée première de ce projet est donc de mettre en lumière non seulement l’auteur, l’homme de communication, le créateur d’institutions mais aussi le “défricheur”, le “déchiffreur” au travers de la présentation d’archives, témoins objectifs, riches et variés. Beaucoup d’entre elles sont conservées par l’Ina, dernière institution initiée par Pierre Schaeffer, après la partition de l’Office en 1974. Plutôt qu’un bilan passéiste et élogieux d’une étape de l’histoire des médias, l’idée-force est d’essayer de transmettre une approche philosophique dont les fondements se trouvent dans la réflexion sur les modes et les systèmes d’expression.
Cette tentative passe par la présentation de réalisations et d’inventions multiples. C’est présenter l’homme et sa philosophie au travers de ses essais et de ses réalisations et c’est plus largement encore mettre en perspective des contenus, des enjeux, des évolutions, de nouvelles techniques et technologies… C’est aussi suivre les changements intervenus dans les médias, dans l’enseignement, dans la société tout entière, tout au long d’un siècle. Promouvoir la démarche d’une vie et plus particulièrement de cinquante années consacrées au son, à l’image, au texte, à une réflexion philosophique, c’est faire la place à l’humaniste et valoriser du même coup les “acteurs” de cette histoire, créateurs et institutionnels, inventeurs et artistes,
ingénieurs et pédagogues. C’est exposer aussi les “objets” et les “outils”, témoins impartiaux de toutes ces années de création, d’invention, de pédagogie, d’investigation sur les grandes
interrogations du vingtième siècle, qui sont toujours actuelles.
Il s’agit donc de rendre compte d’une démarche originale et pionnière, dans les domaines de la création, de la réflexion sur les médias et la pédagogie, dans le domaine de la communication, de la recherche institutionnelle, de la société et des hommes qui la composent. C’est une expérience pluridisciplinaire qui demeure unique. C’est l’interdisciplinarité.

© Jocelyne Tournet-Lammer

Pierre Schaeffer ; une célébration… de la pensée

Nous avons commencé il y a cinq ans à discuter avec Jocelyne Tournet-Lammer sur l’organisation d’un événement célébrant Pierre Schaeffer et le centenaire de sa naissance.
C’est alors que le projet d’ “archéologie future” nous a été présenté et nous a immédiatement séduits par la dimension et la nature des contenus et les rencontres proposées. Sa collaboration
étroite avec Pierre Schaeffer fait de Jocelyne un témoin majeur de son action et de sa pensée. Son excellent ouvrage Sur les traces de Pierre Schaeffer, recensant toutes les productions
associées à Pierre Schaeffer, est devenu une référence pour tous ceux voulant comprendre le parcours et la colossale production suscitée par cet homme aux profils multiples.
La célébration que nous organisons aujourd’hui, avec la complicité de la MPAA et de son directeur, Jean-Louis Vicart, permet, cent ans après la naissance de Pierre Schaeffer et 15 ans
après sa disparition, d’accéder à une partie de ses nombreuses productions et de mettre en perspective sa pensée, dans un monde différent de celui qu’il a connu, mais tellement dans les
chemins qu’il a entrevus.
C’est un hommage que l’Ina lui rend à travers son Président, Mathieu Gallet, et tout le personnel de l’Institut, qui a hérite sa démarche et son inspiration. L’un de ses services, le GRM, continue toujours sa trajectoire après 52 ans d’existence en s’inscrivant dans la modernité technologique et les grandes missions d’enseignement, recherche, production et gestion et valorisation du patrimoine audiovisuel qui sont l’essence même de l’Ina.
Un remerciement à tous les intervenants de ces trois journées, qui ont tout de suite accepté de participer aux échanges à partir des documents qui y seront présentés et d’analyser les
conséquences de sa pensée et de ses actions. Des musiques composées par Pierre Schaeffer, un film en sa mémoire et une oeuvre majeure de Michel Chion, où sa voix rend toute la dimension humaine de cet homme unique seront présentés
lors des trois soirées.

©Daniel Teruggi, Directeur du GRM, Directeur-adjoint, Ina SUP


Pierre Schaeffer, Repères biographiques

Né à Nancy, le 14 août 1910, où il fait ses études secondaires, Pierre Schaeffer sort de l’École polytechnique en 1931. En 1932, il suit l’École supérieure d’électricité, puis, en 1933 l’École supérieure des télécommunications. En 1934, il est affecté à la direction régionale des Télécommunications à Strasbourg. De 1935 à 1943, il suit les cours d’analyse
musicale de Nadia Boulanger. En 1936, muté à la Direction de la Radio à Paris, il commence ses travaux sur les conditions de retransmission des messages sonores. En 1938, il entame une chronique sur la radiodiffusion dans la Revue musicale et crée Tobie, jeu dramatique. Publication de son premier roman : Clotaire Nicole. Mobilisé en 1939 et démobilisé en juillet 1940, Pierre Schaeffer anime Radio Jeunesse en octobre, puis fonde Jeune France sous l’égide du ministère de la Jeunesse. Fin 1941, il est nommé ingénieur à la radio de Marseille, où il rencontre Jacques Copeau. En 1942, il organise le stage de Beaune sur la radio et les arts-relais avec Jacques Copeau. Il crée le Studio d’essai au sein de la Radiodiffusion française (RDF), et y enregistre La Coquille à planètes, opéra radiophonique, un entretien avec Paul Claudel, et L’honneur des poètes, oeuvres des écrivains et musiciens de la Résistance.

Le 19 août 1944, Pierre Schaeffer est chargé de prendre la direction de la RDF, dont il est déchargé le 4 octobre. Responsable de la radio pendant la Libération de Paris, il diffuse l’Appel aux armes et donne l’ordre aux curés de Paris de faire sonner les cloches de la Libération. En 1945, Le Studio d’essai devient Club d’essai qui passe sous la direction de Jean Tardieu. Nommé alors conseiller technique en matière
d’études et de recherche, Pierre Schaeffer fait plusieurs missions à l’étranger. Il est expédié en Amérique, où il emporte les textes des poètes de la Résistance. Puis il prend la direction des
services artistiques de la télévision. L’année 1948 est marquée par la découverte de la musique concrète avec la composition des Études de bruits. Ainsi naissent les “primitifs” :
étude aux chemins de fer, étude aux tourniquets, étude noire, étude violette, étude aux casseroles, dite “pathétique”. En 1949, Pierre Schaeffer rencontre Pierre Henry. Les Enfants de coeur sont édités au Seuil, il poursuit ses conférences en France et à l’étranger et son travail de composition (Variations sur une flûte mexicaine, Suite pour quatorze instruments). En 1950, il compose avec Pierre Henry, Symphonie pour un homme seul et Bidule en ut. Les premières manifestations publiques ont lieu. En 1951, création du Groupe de recherches de musique concrète (GRMC) au sein de la radio.

Pierre Schaeffer organise bientôt un premier stage. Il compose avec Pierre Henry Orphée, dont la représentation à Donaueschingen en 1953 produira un scandale mémorable.
En 1952, il publie À la recherche d’une musique concrète au Seuil (réédité en 2010), réalise une première anthologie des oeuvres du Studio d’essai et du Club d’essai, qu’il intitule Dix ans
d’essais radiophoniques 1942-1952, qui ne sera publiée par la RTF qu’en 1955. Il compose Masquerage et Paroles dégelées. En 1953, chargé de mission au ministère de la France d’outre-mer, il fait plusieurs études et mûrit le projet de créer la Sorafom (Société de radiodiffusion de la France d’outre-mer). Cette création est rendue officielle en 1955, puis la nécessité de former rapidement des professionnels originaires des pays d’Afrique, l’amène à créer le Studio-École à Maisons-
Laffitte. Pendant son absence, Pierre Henry prend la direction du GRMC. En 1955, le ballet de Maurice Béjart sur la Symphonie pour un homme seul va faire le tour du monde. En 1957, Pierre Schaeffer est écarté de la Sorafom.

En 1958, le GRMC est réorganisé complètement. Il devient Groupe de recherches musicales (GRM), placé sous la direction de Pierre Schaeffer. La même année sont composés : Étude aux allures et Étude aux sons animés. Dès 1959, des réunions hebdomadaires de recherche lui permettent de présenter
différentes expériences sur les “anamorphoses” entre musique et acoustique. Des manifestations de musique expérimentale ont lieu. La Revue Musicale, dirigée par Albert Richard publiera
plusieurs numéros de cette recherche. En septembre de cette même année, Pierre Schaeffer est chargé de généraliser à l’image
ses recherches sur le son : c’est le début d’une nouvelle structure. Il compose Étude aux objets. En janvier 1960, la création du Service de la recherche est rendue effective. En mai et juin de cette même année, le premier Festival de la Recherche est organisé, au cours duquel sont proposés des concerts, des projections de films, des rencontres entre experts.
1961 marque le début d’une recherche sur la communication grâce à la caméra et au filmage interne dans un premier temps.

Le GRM entreprend un concert collectif. Pierre Schaeffer commence une série de conférences un peu partout dans le monde (Italie, Allemagne, Canada, etc.) qu’il illustre d’exemples
audiovisuels. Il poursuit ses activités de création, de diffusion, d’édition (L’Aura d’Olga en 1962, Opérabus en 1965, Traité des objets musicaux en 1966, Solfège de l’objet sonore en 1967, La Musique concrète en 1967, etc.). En 1966, Pierre Schaeffer restructure son service. C’est cette année aussi qu’il laisse la direction du GRM à François Bayle. De 1967 à 1975, il est membre du CNRS. En 1968, Pierre Schaeffer est nommé professeur associé au Conservatoire supérieur national
de musique
pour la classe de musique électroacoustique et de recherche musicale. Un an plus tard, le Service, reconnu “structure d’accueil” pour les jeunes chercheurs
soucieux de communication audiovisuelle et pour de jeunes auteurs, devient un lieu d’expérimentation pour des formules
d’émissions ou des modes d’expression et un lieu de recherche institutionnelle. La Revue musicale publie « De l’expérience musicale à l’expérience humaine ». En 1969 paraît Pierre Schaeffer par Sophie Brunet, et Réflexions par lui-même, ainsi que Entretiens avec Pierre Schaeffer, par Marc
Pierret. Et Le Gardien de volcan. En 1970 et 1972 paraissent les deux volumes des Machines à communiquer, au Seuil (réédités en 1998). En 1970 est présenté au cinéma Le Ranelagh un bilan de la recherche sur les modes et systèmes de la communication audiovisuelle. De 1971 à 1975, Pierre Schaeffer est président de la Commission de recherche du Conseil international du cinéma et de la télévision à l’UNESCO. En novembre 1973, Pierre Schaeffer est présenté au Collège de France par Claude Lévi-Strauss, pour la création d’une chaire sur “Modes et systèmes de communication”. Il n’est pas élu àune voix près.
En juin 1974, Pierre Schaeffer, présente au public le résultat de 15 ans de recherche et d’expérimentations, au cinéma La Pagode. En août, après la partition de l’ORTF, sept sociétés
distinctes sont créées dont l’Institut national de l’audiovisuel, inspiré par Pierre Schaeffer. En 1975, dégagé de toute responsabilité institutionnelle, il propose à l’Institut de
poursuivre des travaux de réflexion sur les modes et moyens d’expression. Il fait un bref retour à la composition musicale (Trièdre fertile, Bilude en 1979) et reste professeur au
Conservatoire jusqu’en 1980. Dans le cadre du Haut Conseil de l’audiovisuel, il anime la commission VI (Prospectives et contenus) dont il est le président depuis 1974, puis en 1978,
il rejoint le groupe V, entre autres activités (Commission de la qualité des oeuvres de radio et de télévision, aide à la mise en place de réseaux spécifiques de communication tels que le Crepac avec Roger Louis, Radio-Cévennes avec François Billetdoux ou Antelim, puis Arcos, avec Yves Le Gall). Il écrit plusieurs articles de fond concernant la musique ou la communication puis entame plusieurs ouvrages. De 1975 à 1979, il publie de nombreux articles sur la musique et la communication. En 1977, De la musique concrète à la musique même, (réédité en 2002 par Mémoire du Livre de Pierre Belfond, avec préface de Henri Dutilleux), et en 1978, Les Antennes de Jéricho.
En 1978, le service audiovisuel du CNRS l’accueille plusieurs mois pour quelques travaux de réflexion sur la communication audiovisuelle. A partir de 1980, les dernières années de sa vie
sont principalement vouées à l’écriture. Il publie plusieurs ouvrages de genres très différents (Excusez-moi, je meurs, Prélude, choral et fugue, Faber et Sapiens, Propos sur la coquille), écrit plusieurs articles, répond à des interviews,
participe à des tables rondes. Des émissions de radio et de télévision lui sont consacrées : en 1987, Entretien avec Michel Polac, dans les Étés de Droit de réponse, et deux émissions d’Océaniques, Mémoires du XXe siècle, par Jacques Perriault et Michel Huilliard. En 1982, il reçoit le titre de membre honoraire de la faculté des Arts de l’Université de Tel-Aviv. Il est membre d’honneur de l’association Phonurgia Nova, et de ses universités d’été de la radio, dirigées par Marc Jacquin. Il participe à des débats de l’Institut International de Musique Electroacoustique de Bourges. En 1987, il effectue une tournée de concerts et conférences au Brésil, organisée par Otavio et Ibis Soares Brandao. En 1989, il est lauréat à Montréal du Prix McLuhan de la communication. D’autres hommages lui sont rendus : à Beaubourg, à l’Ina, à la Cité des sciences, à Polytechnique, parmi d’autres.
Pierre Schaeffer meurt le 19 août 1995.
Sources : © Jocelyne Tournet-Lammer : Sur les traces de
Pierre Schaeffer
(éditions de La documentation Française
/ Ina, 2006), et compléments par © Jacqueline Schaeffer.

P.-S. :
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