Chronique

Pierre de Bethmann

Go

Pierre de Bethmann (p, rhodes, org, kb), David El-Malek (ts), Vincent Artaud (b), Franck Agulhon (dms).

Label / Distribution : Plus Loin Music / Abeille Musique

S’il y a quelque chose de réjouissant chez Pierre de Bethmann, c’est bien la frénésie qui semble s’emparer de lui dès lors qu’il entre en musique. Il suffit de le voir sur scène ou d’écouter ses disques : ce pianiste est habité par une euphorie communicative qui ne paraît pas près de se tarir. Une forme élaborée de boulimie, assouvie à grands coups d’élans spontanés, quoique contrôlés par une belle science du mouvement perpétuel, dans un équilibre volontairement instable.

Toute sa production discographique en atteste : qu’il contribue de manière décisive aux projets de ses brillants homologues (Christophe Dal Sasso, Stéphane Huchard, Olivier Ker-Ourio, les frères Moutin, Rosario Giuliani, David El-Malek, Pierrick Pédron…) ou qu’il s’exprime à travers ses propres formations à la géométrie délicatement variable (le trio Prysm, Ilium en quintet ou septet), il fonce droit dans sa musique, dans un corps à corps endiablé dont on admire la précision alliée à la complexité, qui ne nuisent jamais à l’expressivité. Il y a de la jubilation dans l’air bethmannien !

Après Complexe, Oui et Cubique, le titre de ce nouveau disque respecte ce qui ressemble à une marque de fabrique taquine : Go est le retour à une formule assez classique dans la forme, celle du quartet. Certes, Pierre de Bethmann lorgne de temps à autre sur son instrument fétiche, le Fender Rhodes, ou quelque autre clavier, mais il choisit cette fois le piano acoustique comme principal terrain de jeu. Et pour ce qui est de jouer, il s’y entend ; pour cette nouvelle course dans l’espace sonore, il s’entoure de trois partenaires dont il faut souligner les qualités énergisantes : une paire rythmique haut de gamme (deux autres insatiables de la scène jazz, Vincent Artaud à la contrebasse et Franck Agulhon à la batterie), qui assure à sa mathématique une redoutable efficacité, et un David El-Malek toujours inspiré ; avec la volubilité introspective qui le caractérise, et qui en fait le complément naturel de ce pianiste à la fois contemplatif et extraverti, le saxophoniste s’épanouit dans un jazz goûteux à souhait et marie en toute harmonie ses couleurs savantes avec celle du piano ou de l’orgue. Et son inspiration sait, quand il le faut, lever les yeux vers des cieux coltraniens (le brillant chorus d’« Humain, jamais trop »).

Même si le plaisir de jouer ensemble peut relever de l’évidence (sinon, à quoi bon ?), il faut souligner le bonheur épanoui qui irradie cette belle heure de musique. Faites un test tout simple avec « Go » : la combinatoire y est irrésistible d’attentions réciproques, d’interactions démultipliées et de passions poussées vers l’avant.

Ces dix plages bourrées de swing et de groove syncopé, toutes enregistrées live en studio, sont parfois suspendues dans un calme méditatif (« Froissé défroissé », « Friche » ou « Attends », dont la profondeur est soulignée par l’archet de Vincent Artaud), quand elles ne voguent pas du bout des doigts vers une esthétique classique ; mais elles savent aussi se laisser porter par une mélodie entêtante (« Pardi » et son envoûtant Fender Rhodes). Une bonne partie de ces compositions est dédiée à des personnalités - qu’on rattachera par commodité à la sphère intellectuelle - qui comptent beaucoup pour Pierre de Bethmann : citons son propre père, mais aussi Jacques Prévert, Françoise Dolto ou le sociologue Alvin Toffler. Preuve que chez lui, la musique fait partie d’un tout, qu’elle est le reflet de notre monde et ne saurait exister pour elle-même.

Go vous attrape par la manche et ne vous lâche pas, c’est là toute la magie de ses belles tourneries, comme de Bethmann aime lui-même les définir. Une pièce de plus dans le puzzle enchanté que le pianiste, en vrai scientifique qu’il est, compose avec méthode depuis de longues années. On en ressort gentiment ébouriffé, mais ravi de s’être laissé embarquer. Comme chaque fois, d’ailleurs…