Pierrejean Gaucher, zappeur et sans reproche
Bien entouré de sa jeune garde, le guitariste a détourné Satie vers la Cité des Images.
C’est dans le cadre singulier du Lavoir-Théâtre Georges Brassens d’Épinal que Pierrejean Gaucher est venu mettre en musique sa vision ludique d’Erik Satie. Un répertoire sur lequel il a parfois greffé quelques pousses d’un musicien qu’il considère comme le petit-fils spirituel du compositeur, Frank Zappa.
Épinal, vendredi 10 février 2023. « Sur les bords de la Moselle », chantait autrefois Yves Simon. C’est là que nous avons retrouvé Pierrejean Gaucher et sa fine équipe de « gamins » (sic), le temps d’une soirée consacrée à l’interprétation du répertoire de son dernier album Zappe Satie, dont nous nous étions fait l’écho au moment de sa publication il y a deux ans environ. Le cadre du concert est aussi singulier que chaleureux puisque le groupe se produit au Lavoir Théâtre Georges Brassens d’Épinal, au bord de l’eau, à l’instigation de celle qui depuis 30 ans, déploie une énergie peu commune pour faire vivre des Cafés Jazz fort bien fréquentés, la bondissante Isabelle Sartori. Une personnalité à la tonicité contagieuse qui a su instaurer des rendez-vous reconnus par la fine fleur du jazz français. Ici, il existait vraiment un lavoir, aujourd’hui transformé en une petite salle dont l’aménagement intérieur vous ferait croire que vous êtes embarqué à bord d’une péniche. Sans doute est-ce là l’écrin adéquat pour savourer une musique tout aussi savante que ludique. Tout juste déplorera-t-on, au vu du nombre important de tempes grises, voire de cheveux blancs, l’absence d’une jeune génération de spectateurs, avides peut-être de sensations plus dance floor. Allez savoir. Ainsi va parfois la vie du jazz, mais il est difficile de ne pas penser que les absents ont eu tort de bouder une rencontre si réconfortante…
Depuis plus de 40 ans, Pierrejean Gaucher a su faire montre d’une étonnante créativité (qu’il préférera sans doute toujours à la performance). On l’a ainsi retrouvé à la tête du groupe Abus Dangereux tout au long des années 80, avant la création de son New Trio (avec Daniel Yvinec et André Charlier) qui deviendra quintet pour un hommage à Frank Zappa (Zappe Zappa, enregistré live en 1998). Parmi les aventures musicales qui ont suivi, signalons Melody Makers, l’occasion pour lui de s’emparer à des fins de détournement, toujours sur le mode savant et ludique qui est sa marque de fabrique, du répertoire de la pop anglaise (Radiohead, The Police, David Bowie, Elvis Costello, Led Zeppelin, Deep Purple, The Beatles). Nous en avions d’ailleurs salué ici-même le second volet, dont le répertoire co-écrit avec le violoncelliste Clément Petit était quant à lui 100 % original. Installé désormais dans la Drôme, Pierrejean Gaucher a fait il y a deux ans une sorte de « retour » en musique en s’emparant de l’univers d’Erik Satie, qu’il considère d’ailleurs comme le grand-père spirituel du Moustachu de Baltimore.
- Pierrejean Gaucher Zappe Satie au Lavoir Théâtre d’Épinal – Photo © ID-B
Ce concert est l’occasion de partager quelques propos avec ce musicien atypique et passionnant qu’est Pierrejean Gaucher. Voilà un guitariste qui a su déjouer les pièges des étiquettes tout au long d’une carrière où se sont déployés ses talents de musicien mais aussi de pédagogue [1]. Et qui, ainsi qu’il nous le confiait il y a quelque temps, a fait d’une certaine manière le chemin du jazz à rebours [2]. « J’ai commencé par le rock et la guitare assez tard, vers 14-15 ans. J’avais des copains qui en jouaient au lycée. Les premiers guitaristes que j’ai entendus sur la pelouse après la cantine avant la reprise des cours, c’étaient des gars qui jouaient du Neil Young, ou « Stairway To Heaven », les Beatles… Ensuite, des copains m’ont prêté des disques, en l’occurrence du rock progressif : King Crimson, Yes et Magma. Ce fut ma première culture un peu sophistiquée. Ensuite je suis passé au jazz rock, et c’est typique des gens de ma génération. Comme un compte à rebours. Par exemple, je suis passé du Mahavishnu Orchestra à John McLaughlin, puis à Miles Davis. Le trompettiste avait joué avec Coltrane et ainsi de suite… Ma culture jazz s’est constituée de cette façon alors que souvent, c’est l’inverse. Et plus j’ai été amené à travailler l’instrument, plus j’ai fonctionné ainsi : d’abord Steve Howe de Yes, puis John McLaughlin, puis un peu George Benson, puis les boppers tels que Wes Montgomery. Ma culture guitaristique s’est donc faite de cette manière également, à rebours. Il faut savoir aussi qu’assez vite, j’ai eu envie de monter mon groupe pour jouer ma musique. Dès les années lycée, j’ai essayé de mettre en pratique ce que j’écoutais au même moment. Abus Dangereux s’est monté à l’époque de mes 20 ans et pendant les douze ans de l’existence du groupe, de 1979 à 1991, il a été mon centre de formation professionnelle. La musique a beaucoup évolué d’un disque à l’autre, d’abord en raison du changement de musiciens, dont beaucoup sont devenus des grands du jazz français d’aujourd’hui : Stéphane Belmondo, Étienne M’Bappé et d’autres. Chaque disque était le miroir de ce que je découvrais au fur et à mesure. Rock progressif d’abord, puis une orientation plus jazz fusion. Les années 90 ont été marquées par mon retour à la guitare, que j’ai mise en avant. On peut dire que c’était de ce point de vue l’antithèse d’Abus Dangereux. J’ai monté le New Trio avec André Charlier et Daniel Yvinec, ce qui m’a permis de me mettre plus en valeur à la guitare et aussi de m’amuser. Ce fut aussi le moment où j’ai travaillé sur des reprises et pas seulement des compositions originales : Police, Beatles… toutes ces musiques avec lesquelles j’avais grandi et que je me suis mis à enregistrer à ma façon. Les années 90 se sont terminées avec Zappe Zappa qui était mon premier grand tribute. Plus de 20 ans après, c’est la sortie de Zappe Satie qui est d’une certaine façon son petit frère et aussi un clin d’œil. »
Frank Zappa, une référence essentielle, entrée plus tard dans l’univers de Pierrejean Gaucher, bien après les heures lycéennes : « En fait, je n’ai pas découvert Zappa si tôt que ça, c’était plutôt au milieu des années 80, au fur et à mesure de l’évolution d’Abus Dangereux. S’il y a un peu de Zappa dans le groupe, ce serait sur la seconde face de Happy French Band, le troisième disque en 1983. Il s’agit d’une suite de 20 minutes intitulée « Voyage sans étiquette ». Pour le reste, j’ai vu une seule fois Zappa sur scène, en 1981 au Pavillon de Pantin, au moment de la tournée Sheik Yerbouti. Mais son influence n’est pas si flagrante que ça dans ma musique. Les premières covers ont commencé avec le New Trio, dès 1996. Le projet Zappe Zappa s’est monté parallèlement pour aboutir à l’album live en 1998 et quelques concerts jusqu’en 2002. Et pour tout dire, cette histoire a démarré en 1994, un an après la mort de Zappa. Le directeur du festival Jazzèbre de Perpignan m’a appelé en me disant qu’il avait pensé à moi pour un hommage parce que j’étais un des musiciens français qui l’avaient toujours revendiqué. Ça m’a étonné parce que je n’avais jamais repris de Zappa dans mes disques précédents et je ne me souvenais pas de références à sa musique dans mes interviews ».
Et voilà donc que tout récemment, Pierrejean Gaucher a continué son cheminement à rebours pour remonter jusqu’à Erik Satie ! « Depuis Melody Makers, j’ai développé des résidences dans des conservatoires un peu partout en France et en Suisse. Pendant une année, j’étais artiste associé avec une thématique précise : ce fut longtemps Zappa et la pop anglaise. Le but était de m’infiltrer dans toutes les classes - jazz, musiques actuelles, jusqu’à l’orchestre symphonique - et d’écrire des arrangements liés à mes disques. Cela se terminait par un grand concert avec 50-60 musiciens qui jouaient la musique que j’avais écrite pour eux. Ce sont des projets artistiques et pédagogiques qui me passionnent. Il y a trois ans, j’ai ressenti le besoin d’un nouveau terrain de jeu après Zappa, Bowie, The Who, Led Zeppelin… Il faut savoir que depuis que j’ai la trentaine, je me suis fait une petite culture autour des compositeurs du début du XXe siècle : Stravinsky, Debussy, Ravel, etc. Sur le premier disque du New Trio en 1993 déjà, il y a une composition qui s’appelle « Le Blues d’Igor » dont le thème est un extrait mélodique tiré de la « Symphonie en Trois Mouvements ». J’aimais déjà piocher de petites bribes chez ces compositeurs : je me rappelle par exemple un morceau que j’avais intitulé « Le beau vélo de Rachel »… un jeu de mots typiquement satiesque ! J’ai donc réfléchi à un travail sur un compositeur du début du XXe. Ma première idée était Stravinsky mais en classique, il faut savoir que les histoires de droits et d’ayants-droits sont très compliquées. Or, Stravinsky était encore protégé pour une vingtaine d’années (le compositeur esrt mort en 1971 et les droits courent pendant 70 ans). J’ai laissé tomber et découvert que tout Satie était tombé dans le domaine public en 2010. Sauf qu’à ce moment-là, je ne connaissais pas plus Satie que la plupart des gens en dehors des « Gymnopédies », mille fois entendues, même pour des publicités pour les assurances ! Alors comme je ne fais jamais les choses à moitié, pendant six mois, je me suis levé Satie, j’ai mangé Satie, j’ai dormi Satie, j’ai écouté et découvert en quelques semaines la partie cachée d’un iceberg qui m’a vite passionné. Le matériau valait la peine d’être poli, poncé. C’est en réalisant ce travail que j’ai découvert que Satie aurait pu être le grand-père spirituel de Zappa. Pourtant, je n’ai jamais trouvé la moindre ligne de Zappa le citant parmi ses influences. Il a parlé de Varèse, Webern, Stravinsky mais jamais de Satie. Selon moi, leur rapport à la musique, leur démarche quant aux pratiques musicales et techniques sont proches, pourtant. Dans les notes de pochette du disque, je défends la thèse selon laquelle Satie est pour moi un Zappa avant l’heure. Le projet est donc parti sur ces bases, avec l’idée aussi que je pourrais continuer à faire du Zappa en sous-marin à travers Satie. Il y avait une continuité logique. Tout cela a démarré par une résidence dans deux Conservatoires, Versailles et Bourg-en-Bresse, et au fur et à mesure de ce travail, il était clair pour moi que cela devait devenir un disque. Et en même temps que cette nouvelle remontée dans le temps, il m’a semblé évident que je devais faire jouer cette musique par des « gamins ».
- Pierrejean Gaucher Zappe Satie au Lavoir Théâtre d’Épinal – Photo © ID-B
Les voilà donc réunis sur scène autour du guitariste, ces « gamins ». Comprenez Quentin Ghomari à la trompette et au bugle, Ariel Tessier à la batterie, Thibault Gomez aux claviers et Étienne Renard, qui remplace parfois Alexandre Perrot à la contrebasse. C’est vrai que Pierrejean Gaucher pourrait être leur père, mais la différence générationnelle ne se fait jamais sentir. Même si, selon lui, ses partenaires savent à peine qui est Magma ou King Crimson, inscrits pourtant en filigrane de quelques compositions. Mais ces quatre-là, bardés de diplômes et références, eux-mêmes en action dans de multiples expériences, n’ont peur de rien et mettent toute leur énergie au service d’une musique qui jamais ne fait étalage de vaine virtuosité. Le répertoire est suffisamment riche et varié, parfois exécuté en de brèves séquences aux tempos variables, pour qu’ils n’aient jamais besoin d’en rajouter. Chacun d’entre eux se verra d’ailleurs « offrir » un moment pour soi, en ouverture de quatre des compositions d’un disque joué dans son intégralité, le temps de deux sets passés à la vitesse de l’éclair. À ce petit jeu, Ariel Tessier tire son épingle du jeu en offrant un solo de batterie d’une créativité assez peu commune, commençant quasiment par un bruissement de percussions au ras du sol pour terminer en force, tous fûts et cymbales en avant, comme dans un rituel chamanique.
L’humour aura été présent en filigrane : non seulement dans les titres des compositions - une spécialité chère à Pierrejean Gaucher, on l’a compris. Citons « La Croisière ça use », par exemple - mais dans les petites citations que les oreilles exercées auront pu débusquer tout au long du concert. Un peu de « Uncle Meat » de Zappa, un zeste de « Here, There And Everywhere » des Beatles, quelques échos d’une guitare frippienne aussi. Parfois, on comprend le travail de superposition subtile entre les univers de Zappa et Satie, le temps d’une composition justement titrée « Le Binocle et le moustachu ». Sans doute notre homme aura-t-il semé d’autres petits cailloux sur son chemin, mais il est difficile de les attraper tous au vol tant ils vous clignent de l’œil de façon furtive. Pierrejean Gaucher est un joueur, à tous les sens du mot.
On ne pourra pas conclure cette évocation spinalienne sans rappeler quel guitariste accompli est Pierrejean Gaucher. Sans doute est-il même l’une des plus fines gâchettes contemporaines. Adepte de la science des couleurs et des acrobaties rythmiques, il est un « faiseur de mélodie » tout autant qu’un serviteur du groove. Un « savanturier » de la musique qu’on a plaisir à retrouver et qui, par-delà ses expériences protéiformes, ne laisse jamais son public au bord d’une route qu’il continue de suivre, animé d’une énergie préservée dont il définit ainsi les contours : « C’est l’ambition, à chaque fois, de ne pas rater mon coup, surtout que Zappe Satie est mon premier disque de musique depuis Melody Makers. Alors je ne voulais pas manquer ce retour. Et j’avais envie aussi de me faire une petite place entre Satie et Zappa. Avec l’âge, on a moins peur, on se dit qu’il faut savoir s’amuser avec tout cela et se souvenir de ce que disait Zappa : faire sérieusement de la musique pas sérieuse et pas sérieusement de la musique sérieuse. L’ambition n’empêche pas le côté ludique, qui est ici lié à l’humour de Satie. Un musicien qui n’est pas que drôle et a connu une période mystique que je trouve presque comique, aussi. Il n’a pas vraiment été touché par la grâce, mais on lui avait demandé de jouer la musique de la messe tous les dimanches. Satie s’est dit que ça lui ferait au moins un public ! »
Pierrejean Gaucher a trouvé le sien à Épinal, comme ailleurs.