Chronique

Pierrick Pédron

Kubic’s Cure

Pierrick Pédron (as), Thomas Bramerie (b), Franck Agulhon (dms), Vincent Artaud (dir) + Thomas de Pourquery (voc), Médéric Collignon (cornet), Ghamri Boubaker (fl, zorna).

Label / Distribution : ACT

Pierrick Pédron aime les défis. Par exemple, faire vibrer sous d’autres cieux un trio avec lequel il a déjà réalisé une performance il y a deux ans. En quelques heures intenses - le disque a été enregistré en deux ou trois jours - ces musiciens amis s’étaient lancé un pari un peu fou : faire vivre, une fois de plus, le répertoire accidenté de Thelonious Monk dans une formule sans piano. En 2012 avait donc vu le jour Kubic’s Monk. La concision et l’urgence de ce disque surlignaient la modernité d’une musique que le saxophoniste avait voulu présenter dans un écrin de facture presque classique.

Mais pas question de s’engager à nouveau sur la route balisée des hommages aux grands noms de l’histoire du jazz. Pierrick Pédron est plutôt un musicien de l’inattendu, de ceux qui aiment marier la passion à l’étonnement. Et s’il appelait de ses vœux une nouvelle association avec Franck Agulhon, Thomas Bramerie et Vincent Artaud, il souhaitait aussi ouvrir les portes d’un autre territoire, dont la singularité serait un nouveau sommet à conquérir. C’est au printemps 2013 qu’une idée pas comme les autres a germé dans son imagination. Certes, Omry et Cheerleaders révèlent ses inspirations électriques, mais qui aurait pu deviner ces amours anciennes pour un rock d’outre-Manche aux teintes sombres ?

On a tendance à balayer les années 80 d’un revers de la main, mais c’est oublier leur part de folie et le romantisme noir de certains musiciens, tel Robert Smith et The Cure, qui en furent les icônes. The Cure ! Une bonne douzaine d’albums depuis la fin des années 70, certains faisant l’objet d’un véritable culte, tel Pornography (1982). Un corpus à l’esthétique oppressante et glacée dont le noyau dur, estampillé Cold Wave, remonte à la première décennie d’existence d’un groupe qui est toujours en vie. Des tournées marathon, des succès qui s’accumulent bon an mal an, jusqu’à l’émergence d’une véritable Curemania au milieu des années 80 : « A Forest », « Close To Me », « Why Can’t I Be You ? », « Just Like Heaven », « Lullaby », « Boys Don’t Cry »… Et sur le devant de la scène, un chanteur-compositeur lettré, admirateur de Camus [1] ; Smith, personnage énigmatique dont le maquillage noir était devenu comme un masque, est de ces artistes qui fascinent par leur capacité à mettre en scène des mondes désenchantés.

Kubic’s Cure, un titre qui s’imposait, à l’instar de son prédécesseur, comme la fulgurance d’un coup de poing…

Pierrick Pédron s’est donné pour mission, durant l’été 2013, d’opérer une sélection drastique parmi des compositions plus ou moins connues (avec une prédilection pour Seventeen Seconds (1980), où il puise trois morceaux), en surmontant la simplicité harmonique originelle pour imaginer des arrangements permettant à la musique de vivre une autre vie ; puis il a fallu commencer les répétitions, confronter ses idées à celles de ses comparses, en trouver avec eux de nouvelles, quitte à combiner deux compositions en une (« Just Like Heaven Close To Me »). Ou comment transcender une musique puissante, tragique et obsédante sans la trahir, et écrire une page supplémentaire dans le grand livre du jazz.

En scénariste inspiré, Pédron déjoue les pièges : il multiplie les surprises rythmiques, invente un idiome fougueux, ni rock ni jazz, libère une énergie mise au service d’un chant dont la concision est poussée à l’extrême (les chorus sont rares et courts, la scène sera sans doute plus propice aux épanchements). Le duo Bramerie - Agulhon est gémellaire comme à son habitude - il en vu d’autres, notamment sous les pulsions rythmiques afrobeat d’Eric Legnini -, et semble ici comme trempé dans l’acier ; Vincent Artaud veille au moindre détail, et on le sait enclin à les sculpter en orfèvre. Trois autres maîtres enchanteurs viennent souffler çà et là l’esprit de leurs folies natives sur un disque qui leur appartient aussi un peu : l’insaisissable Thomas de Pourquery au chant, Médéric Collignon le feu-follet au cornet et Ghamri Boubaker à la zorna [2] et à la flûte algéroise ; ce dernier imprime sa marque à une version poignante de « A Reflection » dont l’enchaînement avec « Killing An Arab », certainement l’un des sommets du disque, est de toute beauté. Sans oublier Airelle Besson, qui signe l’arrangement de « Lullaby ».

Kubic’s Cure, c’est une nouvelle mesure d’urgence prise par Pierrick Pédron, mais aussi un joli pied de nez à ceux qui détournent le regard dès lors qu’un musicien ose tremper son jazz dans le rock. Pas besoin d’insister trop longtemps pour qu’il vous rappelle avec un grand sourire, lui le fou de Charlie Parker et de Sonny Stitt, ses autres passions pour des groupes crépusculaires comme The Clash, les Sex Pistols ou, plus près de nous, Marquis de Sade. Peut-être se doit-on aussi de préciser qu’il n’est pas indispensable d’être fin connaisseur de Cure pour goûter à cette deuxième expérience cubique. Car s’il a voulu exprimer son admiration pour un groupe dont la spécificité et le rayonnement auront touché beaucoup de monde, il sait ré-enchanter ses propres rêves jusqu’à ce qu’ils deviennent sa réalité. Cette musique née ailleurs est devenue sienne, et c’est avant tout son histoire qu’il expose avec la force de conviction qu’on lui connaît. Si bien – et c’est presque un paradoxe – qu’il parvient à distiller une jubilation impétueuse à partir d’une matrice chargée de spleen ; au risque de déplaire aux curistes de la première heure, qui ne trouveront peut-être pas tous leur compte dans cette traduction radieuse. Ce serait un tort, d’ailleurs, car une dose d’énergie salutaire s’y trouve condensée, qui se propage encore mieux à fort volume. Porté par une équipe solidaire, Pierrick Pédron souffle la vie en moins de 45 mn en tension, captées au plus près – Manu Gallet, chargé de la prise de son et du mixage, est partie prenante de cette nouvelle réussite. En neuf temps, il accède par son lyrisme à une troisième dimension qu’il n’a peut-être pas fini d’explorer. On ne serait pas surpris d’apprendre qu’il y a de la trilogie dans l’air… et c’est tant mieux.

par Denis Desassis // Publié le 12 mai 2014

[1« Killing An Arab », souvent mal compris, au point que le groupe s’est parfois vu obligé de chanter sur scène « Kissing An Arab », lui a été inspiré par L’étranger.

[2Instrument à anche double originaire d’Anatolie qui appartient à la famille des hautbois.