À bien y regarder, le pont joue un certain rôle dans l’histoire du jazz. On songe bien sûr au pont Williamsburg où s’exerça Sonny Rollins au tournant des années soixante, puis au disque The Bridge qui en découla. Plus récemment, l’interconnexion entre musiciens français et chicagoans mise en place par Alexandre Pierrepont a également pour nom The Bridge. Au tour du saxophoniste américain de trouver l’inspiration, matière à travailler en tout cas, sous un pont. Plus prosaïquement celui d’une autoroute sous laquelle il s’est installé régulièrement durant l’année 2020.

L’histoire est simple. Enfermé chez lui pour cause de pandémie mondiale, empêché de jouer en club ou en salle, dans un état de sevrage insupportable pour un musicien qui a l’habitude d’être constamment sur scène, Tony Malaby se réfugie… à l’extérieur, dans un endroit à l’écart, à proximité de chez lui. Il convie ses vieux complices John Hébert à la contrebasse et Billy Mintz à la batterie. Tous les trois improvisent en toute impunité, pourrait-on dire, en plein air et en acoustique. Puis, comme le déclare Tony Malaby lui-même, « d’autres musiciens amis sont arrivés » et plusieurs sessions ont eu lieu. Elles ont été enregistrées telles quelles et proposées sur bandcamp.

Levons une crainte : le son est de qualité. On entend tous les instruments avec précision. Au loin, on distingue le passage des voitures qui ajoutent un charme supplémentaire à la musique. Une poésie prise sur le vif. Surtout, on écoute des improvisateurs patentés qui, sur des plages au long cours, des sets de plusieurs dizaine de minutes, évacuent une tension quotidienne. Et, selon les configurations, la magie opère de manière différente.

Le détail des sessions figure ci-dessous. Selon les pistes, sont présents Tim Berne, Michael Formanek, Mark Helias, William Parker, Ches Smith, Billy Mintz, d’autres. La musique est brûlante, les joutes nombreuses. Mais aussi, on entend à chaque fois le ténor puissant et chaleureux de Malaby qui renouvelle son propos en permanence. De phrases biaisées en bruits rauques qu’il est le seul à pouvoir produire, il se pose comme un pivot et impose à l’ensemble une haute exigence.

En personnalités aguerries, chacun trouve cependant aisément sa place et contribue à repousser plus loin encore l’effort commun. Du free multipercurssif du volume 5 (trois batteurs, deux bassistes et une trompette) aux trios rêveurs et creusant longuement des lignes mélodiques (Formanek et Ferber ou Parker Mintz) sur les volumes 2 et 3, Malaby se révèle comme un insatiable créateur de mondes, fracassant chaos ou délicate poésie urbaine. Il nomme lui-même ses partenaires « sound designers » : il y a de ça effectivement, dans l’art de créer des sculptures sonores rugueuses, denses et riches de nuances texturées au long de plages distendues et fascinantes.

Mention spéciale toutefois pour le quintet rassemblant Tim Berne, Mark Helias, Michael Formanek et Ches Smith qui n’est que jubilation tout du long, profondément inscrit dans un jazz roboratif, à coup de swing hyperbolique et de tutti mémorables. On se dit qu’on aurait pu sortir s’acheter son hamburger quotidien et tomber sur eux !

Turnpike Diaries Vol.1 :
Tony Malaby - Tenor and Soprano saxophones
Tim Berne - Alto Saxophone
Mark Helias - Acoustic Bass
Michael Formanek - Acoustic Bass
Ches Smith - Drums
19 octobre 2020

Turnpike Diaries Vol.2 :
Tony Malaby - Tenor and Soprano Saxophones
Michael Formanek - Bass
Mark Ferber - Drums
10 novembre 2020

Turnpikes Diairies Vol.3 :
Tony Malaby - Tenor and Soprano saxophones
William Parker - Bass and Tuba
Billy Mintz - Drums
12 mars 2021

Turnpike Diaries Vol.4 :
Tony Malaby - Tenor and Soprano Saxophone
Christopher Hoffman - Cello
William Parker - Bass
Billy Mintz - Drums
9 octobre 2020

Turnpike Diaries Jersey Candombe Vol. 5 : Tony Malaby - Tenor and soprano saxophones
Kenny Warren - Trumpet
Billy Mintz - Percussion
Ches Smith - Percussion
Flin van Hemmen - Percussion
Sean Ali - Bass
Brandon Lopez - Bass
9 octobre 2020