Scènes

Raphaël Imbert : une Oraison en feu

Compte rendu du concert au Conservatoire de Marseille.


Raphaël Imbert a beau être, depuis un an, directeur du Conservatoire de Marseille, il n’en reste pas pour autant dans sa tour d’ivoire. Ainsi, fidèle à sa vocation citoyenne de musicien de jazz, il proposait le 6 juillet une livraison live de son nouveau répertoire, « Oraison », dans la cour de la vénérable institution phocéenne, avec les musiciens présents sur l’album.

C’est le souffle un peu coupé par l’émotion qu’il introduit le concert, rappelant que cet album a été enregistré dans le bureau du premier directeur des lieux, Pierre Barbizet, pendant le second confinement du printemps 2020. « Dans la cour, il n’y avait que le bruit des gabians » [1], note-t-il, précisant que ces derniers pouvaient prendre quelque malin plaisir à une sorte de dialogue avec le saxophone -ce qu’ils ne manqueraient pas de faire. C’est dans cet espace « légendaire » qu’il présente les musiciens : Vincent Lafont, le pianiste, est un ancien élève du lieu ; Pierre Fénichel le contrebassiste également, non content d’être son plus ancien compagnon musical ; Mourad Benhammou, le batteur, « aurait pu emprunter toutes les percussions du lieu s’il avait pu mais il s’est contenté d’une timbale basse ».

L’espace des feux

Le set commence par « For Years », une pièce qui projette l’auditoire dans un autre temps grâce à la précision diabolique du drive fourbi par Benhammou. Sur le morceau suivant, « Oraison » justement, Imbert passe du son gouailleux du sax ténor à la douceur acide de la clarinette basse, qu’il amène aux limites du growl. Sur le troisième thème, « L’Espace des feux », il semble jouer avec l’architecture néo-classique de la cour : il titille les aigus, convoque les graves, éructe de joie et finit par solliciter Benhammou qui déroule un solo de batterie au lyrisme décalé, comme un pied de nez à l’institution (après un superbe dialogue avec le pianiste).

En Provence, un feu c’est une famille


Quelques mots sur ce morceau adressés au public : « En Provence, un feu c’est une famille. « Oraison » est un travail sur la mémoire et l’histoire, basé sur le fait que j’ai vécu quelques années dans ce village des Alpes de Haute-Provence. En 1921, le Conseil Municipal décide de donner les noms des morts pour la France aux rues de la commune. Il n’y avait même pas assez de rues : on se rend compte de l’éradication de toute une génération. C’est comme si on se baladait dans un monument aux morts. Au point que, encore de nos jours, c’est très compliqué pour les gens du village de retenir les noms des rues ». Manière d’enfoncer le clou de son propos pacifiste, le quartet se lance alors dans une ballade : « Chant de bataille », sur lequel le sax alto dont s’est saisi le leader geint comme s’il transpirait de l’effroi du troufion dans les tranchées. Le propos lorgne vers le free, avec de beaux passages en slap-tongue, après avoir commencé comme une marche funèbre, sur une rythmique paradoxalement funky. Après un solo de piano d’une poésie confondante, c’est au soprano qu’Imbert conclut cette élégie - il s’est entre-temps saisi des deux sax simultanément.

Mais, puisque l’on est à Marseille, autant donner dans le souvenir joyeux des jam-sessions qui enflammèrent le bar « L’Atlantique », où le maître de céans avoue avoir fait ses premières armes. Sur le titre du même nom, il s’éclipse après un thème et un solo de ténor d’une exquise douceur, pour laisser la place à un solo de piano confit d’émotion, rehaussé par une batterie en osmose qui tourne autour d’une grooverie latine sur laquelle la contrebasse s’étire vers un solo mingussien en diable. Un solo de sax incandescent fait méchamment monter la température et tire le groupe vers une coda d’enfer.

Vincent Lafont, Raphaël Imbert, Pierre Fénichel, Maxime Atger, Mourad Benhamou

Résistance

Retour en Haute-Provence pour le dernier titre de la soirée : « 1851 ». Fin pédagogue, Imbert esquisse un parallèle entre la mobilisation des alpins contre le coup d’état de Napoléon III et la nécessaire résistance aux vents autoritaires d’aujourd’hui. Résonnant comme une alerte funky, le morceau donne l’occasion à Mourad Benhammou de battre le rappel des messages d’émancipation dont le jazz peut être le vecteur. Le saxophoniste alto Maxime Atger, représentant la « jeune garde » de la Compagnie Nine Spirit, le vivier d’artistes constitué autour du leader (et administré d’une main de maître par Olivier Corchia, à qui il rend hommage), prend plaisir à approfondir cet esprit de liberté farouche. Il restera d’ailleurs sur scène pour le rappel, se lançant dans un beau dialogue avec un Imbert désormais passé à la clarinette basse, sur un « Spiritual » de Coltrane, gospel en diable. Le quartet doit interpréter le lendemain l’ensemble de « A Love Supreme » pour une master-class. C’est d’ailleurs sur ce répertoire qu’il s’est constitué. C’est tout le mérite de ce groupe de rappeler que le jazz peut concilier une éducation populaire aux accents spirituels avec un haut degré d’exigence artistique et une conviction poétique assumée.
Citoyenne donc.

par Laurent Dussutour // Publié le 19 septembre 2021

[1« Le nom occitan et marseillais du goéland leucophée », dixit Wikipedia.