Chronique

Ray Lema, Laurent de Wilde

Wheels

Ray Lema (p), Laurent de Wilde (p)

Label / Distribution : Gazebo

On aurait pu les croire en roue libre, ces deux gusses. Or, dans le dialogue au sens socratique du terme (« trouver la vérité à travers le langage »), ils se posent là. De fait, les roues dont il est question sont bel et bien les « roues rythmiques » que Ray Lema avait cherchées, et partiellement trouvées, lorsqu’il essayait d’assembler les traditions musicales de l’ex-Zaïre, dans les années soixante-dix.

Le titre « Wheels » est ainsi un 6/8 (un sihuit, diraient les Congolais) d’une infinie précision, mettant en scène une écologie musicale qui bruit de la nature universelle émanant des cent soixante-seize touches des deux Steinway. Le Congo est aussi présent à travers « Lubablue », qui nous entraîne dans une transe inspirée par la tradition musicale du peuple Luba, victime d’un quasi-ethnocide par le colonisateur belge, mais dont l’identité est revivifiée par un thème tournant sur deux accords, comme un blues archaïque.

De décolonisation culturelle il est aussi fait état via le puissant afrobeat « Human Comes First » en hommage à Fela Kuti - les cordes de piano tapotées en intro rappellent le débit vocal saccadé du boss de Kinshasa et, par là, son message émancipateur. Belle incursion dans le Swinging Addis, avec « Abyssinight », émouvante œuvre d’éthiojazz que ne renierait certainement pas le vibraphoniste Mulatu Astatké : l’intensité de la pièce, flirtant avec « Caravan » et prenant des accents chopiniens, rappelle la profondeur spirituelle du genre, que Coltrane avait bien perçue.

De spiritualité il est aussi question via le blues monkien « Chains » : une réminiscence de l’appétence légendaire de Laurent de Wilde pour le Moine ? En tout cas, un titre mélancolique rappelant notre manque de liberté du fait de la pandémie. L’album oscille ainsi entre blues existentiel et joie de vivre. L’autre composition du pianiste parisien, « I Miss You Dad », est une superbe ballade funéraire où l’un des pianos prend des accents enfantins de kalimba, mettant en scène le travail de deuil et rappelant que le jazz est aussi là pour accompagner la mémoire des défunts.

Le profond humanisme qui émane du duo ne se comprendrait pas sans humour bien sûr : ainsi de la rumba stride « Poulet Bicyclette », qui, sous de faux airs de biguine, donne l’impression que Fats Waller aurait pu grandir sur les rives du fleuve Congo, ou encore du pimenté « Saka Salsa » qui, en entremêlant traditions caraïbes et africaines, ne nous donne qu’une envie, celle de repasser à table.