Chronique

Raymond Boni & Didier Lasserre

Soft Eyes

Raymond Boni (g), Didier Lasserre (dms, perc)

Label / Distribution : Improvising Beings

On peut être tout en même temps inédit et naturel. C’est le sentiment qui prévaut lorsque la batterie ascétique de Didier Lasserre croise la guitare de Raymond Boni sur ce « Soft Eyes », qui porte le nom de l’album. Les deux musiciens, qui se retrouvent pour la première fois sur disque ont une manière commune d’envisager l’improvisation, bien éloignée du bruit et de la fureur. Didier Lasserre semble calculer chaque frappe avec minutie pendant que le guitariste se lance dans ses traits lestes et insaisissables, caractéristiques de son jeu. L’économie de geste n’empêche pas, voire renforce la tension environnante qui enserre « No Wonder If You Think », l’un des dialogues complètement improvisés basés sur une profonde écoute mutuelle, où une large part est faite au silence.

La pochette de Soft Eyes, comme son O stylisé, évoque une présence méphistophélique qui distingue cet échange. Non qu’il s’agisse d’un cercle de l’enfer, ou d’une prégnante odeur de soufre... Certainement le diable du Mississippi, notamment lorsque Boni quitte ses cordes pour les lamelles de son harmonica. « I’m Singing One Of These Songs » est un morceau de Donald Ayler qui tient du symbole, mais rien n’est souligné ; cette musique n’appartient qu’aux improvisateurs. Le diablotin est facétieux et indolent. Une sorte de gros matou pour un blues déconstruit et bancal dont l’agilité conserverait ce qu’il faut de surprise. Un blues pur malt néanmoins, dans ses racines comme dans sa construction, à la dramaturgie intense. Le « Soubresauts » de Lasserre, pénétrant bourdonnement de cymbale dans lequel les cordes s’atomisent, en est une parfaite illustration. Un diable qui sait devenir chaleureux et ronronnant, pas rétif aux caresses (« Caduta »).

La rencontre Bordeaux (Lasserre) – Toulon (Boni) pourrait faire une belle affiche de rugby, où l’on mise tout sur le jeu rapide d’évitement des ailiers plutôt que le duel des paquets d’avants. Il représente davantage une fraternisation de deux générations, celles du quartet de Joe McPhee et des disques de Futura (Boni a édité son solo L’oiseau, l’arbre, le béton en 1971) et celle du label Improvising Beings, qui accueille Soft Eyes, maison farouche et indépendante où incube la musique de personnalités comme le vieux complice de Lasserre, Benjamin Duboc. Avec Daunik Lazro, autre passeur, les deux jeunes gens ont enregistré des merveilles : Pourtant les Cimes des Arbres avant tout. Voici une parenté qui coule de source. Une famille qui se présente à son complet, dans un simple duo. Soft Eyes est intarissable.