Chronique

Rémi Gaudillat - Bruno Tocanne

Canto de Multitudes

Rémi Gaudillat (tp, bugle, comp), Bruno Tocanne (dms), Élodie Pasquier (cl, clb), Lucia Recio (voc), Bernard Santacruz (b).

Label / Distribution : Le Petit Label

On ne fera pas ici l’exégèse du Canto General publié en 1950 par Pablo Neruda. Ce recueil de 342 poèmes constitue une œuvre majeure de la littérature latino-américaine, et dit toute la passion que l’écrivain chilien vouait à son peuple dans un cri de révolte ; il est l’expression exaltée d’une solidarité envers tous celles et ceux qui souffrent. Une ode à la liberté définie comme valeur éternelle, brandie à la face des oppresseurs de tout poil, par-delà les siècles et les continents.

Aussi, comment s’étonner que deux musiciens tels que Rémi Gaudillat et Bruno Tocanne aient souhaité s’emparer d’une telle somme pour la recréer avec une fièvre contagieuse, expression de leur propre hymne à l’épanouissement de l’être humain ? Ces deux-là sont coutumiers du fait : ils ont su traduire à leur manière l’imaginaire tourmenté du premier guitariste de Pink Floyd, dans un iOverdive Trio emmené par Philippe Gordiani (Hommage à Syd Barrett) ; avec Marcel Kanche, ils se sont emparés d’un univers pétri de passion et de rage, celui du grand Léo Ferré (Et vint un mec d’outre-saison). On retrouvera prochainement sur disque leur passionnante relecture d’Escalator Over The Hill, la chronotransduction de Carla Bley et Paul Haynes (Over The Hills). On connaît aussi leur besoin d’air libertaire qu’ils respirent à pleins poumons, parce que notre monde vicié nous menace d’asphyxie, en grand ensemble parfois (Libre(s)Ensemble) ou en formation plus réduite (4 New Dreams).

Tocanne et Gaudillat se connaissent sur le bout des doigts, ou plutôt, devrait-on dire, sur le bout des âmes. Le premier, batteur aux mille couleurs suggérées (il faut redécouvrir In A Suggestive Way, en hommage au grand Paul Motian), fait partie de ces musiciens aptes à marier le feu et l’eau sans les dénaturer. Il multiplie les rencontres et fait vivre ses rêves en musique à travers un réseau, imuZZic, dont il est le pilote. Le second, trompettiste compositeur de mélodies qui, toutes, sonnent comme des chants aux allures d’hymnes, fait lui-même partie de ce réseau et a pu démontrer son aptitude à dessiner de magnifiques fresques - telle celle du Chant des possibles - ou à célébrer avec éclat un musicien comme Lester Bowie au sein du groupe Docteur Lester (No Way !).

Canto de Multitudes – traduisons ce titre par Le chant des foules – est à la hauteur de ses ambitions. Il faut dire que les moyens humains mis au service de cette cause noble témoignent d’une volonté de servir l’œuvre avec foi. On retrouve aux côtés de ses deux initiateurs Élodie Pasquier, clarinettiste chez qui l’idée de liberté est un principe actif (elle évoluait d’ailleurs au sein de Libre(s)Ensemble), le contrebassiste Bernard Santacruz, co-concepteur d’Over The Hills dont le jeu est nourri de rock et de jazz comme de musiques improvisées. Enfin, la chanteuse Lucia Recio, dont les racines andalouses et la diversité des expériences peuvent expliquer l’intensité du feu qui semble incendier chacune de ses interventions.

Il ne faut que quelques secondes pour se laisser happer par Canto de Multitudes : impossible d’échapper à l’étreinte de sa poésie et à la brûlure d’une braise qui couve dans chacune de ces dix compositions. C’est d’abord la voix de Lucia Recio qui crée l’envoûtement : récit aux intonations solennelles, chant, murmure au creux de l’oreille, cri, halètement vertigineux, elle passe de la fièvre à l’exaltation et s’offre comme un instrument à part entière, nourrissant les textes de Neruda de toute la force intérieure qu’il requièrent. Les thèmes, dont neuf sont composés par Rémi Gaudillat, se dressent fièrement, à la façon d’étendards. Ce sont des hymnes (qui, parfois, renvoient à l’esthétique du Liberation Music Orchestra) : « Ceux d’en bas », « Le peuple victorieux », « Chant de retour ». L’association Gaudillat – Pasquier fonctionne à merveille ; leurs lignes mélodiques se confondent, se croisent et alternent caresses et motifs aux envolées free (« Mapocho », « En friche »), symboles de révolte. La paire rythmique est en symbiose : Bruno Tocanne, fidèle à son approche altruiste, soutient la marche en avant du groupe avec force et souplesse (« Sur la place », « Le peuple victorieux », « Chant de retour ») ou l’invite à une approche plus contemplative et pacifiée en effleurant peaux et cymbales (« Mapocho », « Atacama », « Patria de Multitudes »). Il peut compter sur l’appui d’un Santacruz conquérant. Avec ou sans archet, qu’elle soit pulsion profonde ou source d’échappées vers un inconnu dissonant, sa contrebasse fait circuler le sang dans un quintet organique.

Comme l’œuvre qui l’a inspiré, Canto de Multitudes est un coup de poing dont le souffle puissant est celui de l’âme des hommes et des femmes en éveil face à la violence du monde, ceux-là mêmes qui, conscients de ses richesses, savent aussi s’émerveiller de ses beautés. Il est une nouvelle page tournée dans un autre grand livre, celui des résistances dont Bruno Tocanne, Rémi Gaudillat et leurs compagnons ont commencé l’écriture il y a de longues années. Une belle histoire qui nous invite à être libres, ensemble. Un disque indispensable.