Renaud Czarnes
Un passant ordinaire
La plume de Renaud Czarnes est connue des amateurs de jazz en raison des nombreuses chroniques qu’il a signées dans Jazzman ou Les Echos. Avec ce roman, qu’il a fait paraître chez Léo Scherr au printemps 2011, le cœur des amoureux de cette musique lui est gagné pour toujours.
Pourtant, l’action ne se déroule pas rue des Lombards mais à Montmartre, rue Lepic. On y croisera celui qui fut l’habitant du 98, Céline, en promeneur accompagné de Gen Paul, mais aussi en auteur de mordantes sentences comme celle-ci : « Tout critique est un parasite qui vit sur la bête". Voilà qui met à l’aise le chroniqueur ! D’autant que, depuis la parution de cet ouvrage, Renaud Czarnes a été appelé à d’autres fonctions… On voit d’ici l’inflexion de sourcil chez le lecteur soupçonnant la complaisance. Cependant, rien de tel ici, vous nous connaissez : c’est qu’il est question de musique ici, et de jazz en particulier, bien sûr !
Mais avant de revenir à notre domaine de prédilection, nous sommes dans le métro, où nous faisons connaissance avec le héros, Calude. Drôle de nom - un Claude chamboulé qui aurait lu Gide, peut-être - pour un héros qui n’a pas plus l’intention de s’éloigner de Montmartre que de se tuer au travail. Est-ce un situationniste qui respecterait à la lettre le « ne travaillez jamais » de Debord ? C’est improbable s’agissant d’un jeune homme qui, officiellement, rédige une thèse sur « Les femmes dans l’œuvre de Céline » tout en vivant d’expédients. On voit se dessiner un profil velléitaire d’étudiant attardé qui pourrait figurer le parfait raté, mais non, Calude est sympathique. Il possède de nombreux amis dans le quartier, comme son voisin le vieux Côme, ancien physicien, figure centrale du lieu. Volant d’un petit boulot à l’autre, il pratique l’autodérision qui permet de les supporter : il se considère ainsi comme un « serpillo-thérapeute » lorsqu’il nettoie les sols d’une supérette. En effet, il arrive à l’auteur de se laisser aller à de ces plaisanteries ; on croit même lire San Antonio quand il en vient à dépeindre le quartier de Pigalle.
Mais l’amateur de jazz dresse l’oreille quand il découvre chez ce héros qui n’en est pas un, une passion pour le jazz doublée d’une pratique de la batterie. Calude fait ainsi le bœuf dans un restaurant du quartier, ce que Renaud Czarnes lui-même ne manque pas de faire dès qu’il en a le temps. Et, vous en conviendrez, le hasard est étrange puisque Calude est aussi, à ses heures, chroniqueur de disques ! Calude emprunte donc à son créateur rien moins que les statuts de fan de jazz, batteur, chroniqueur et habitant de Montmartre. Ça fait beaucoup pour un seul homme, et on pourrait se croire en présence d’un double parfait du romancier si notre Calude n’était pas aussi tripier, profession aussi honorable que menacée, mais peu compatible avec un bureau de presse : l’on s’y étripe sans aucun doute, mais sans verser le sang, ce sang qui baigne le carrelage de la triperie de Rosemonde, rue Lepic. Ah, « Monmonde » ! C’est un de ces personnages attachants et pittoresques qui composent l’univers de notre antihéros, univers qu’on qualifierait volontiers de cinématographique.
La musique, la musique ! vous entends-je réclamer à hauts cris. La triperie d’abord, si vous permettez car, ne l’oublions pas, notre auteur est journaliste avant d’être romancier, et journaliste politique et économique s’il vous plaît ! Il vous faudra donc, avant de lire sur la musique, faire un détour par le pavillon de la triperie aux Halles de Rungis où nous saurons tout sur la tripe : qui la mange (les vieux), combien de grossistes en 1970 (trente), combien de nos jours (treize), à quelle température se trouve ce pavillon de Rungis (quatre degrés centigrades). De retour à Paris la camionnette chargée de tripes, vous vous croyez quittes. Que nenni ! Voici maintenant Calude convoqué par le patron du magazine où il publie ses chroniques de jazz, à un de ces séminaires dont raffolent les entreprises modernes, à la campagne, sous la houlette d’un pseudo gourou friand de paranormal. Et voici qu’à nouveau la plume du romancier le cède à celle du reporter démontant les mécanismes par lesquels le charlatanisme habile parvient à manipuler les cadres crédules. La désaffection de la clientèle fait du tripier un métier en voie de disparition. A ce titre, le héros voit en lui un précurseur du journaliste et du libraire. On comprend que ce sombre pressentiment ait incité l’auteur à faire de la mort de ce commerce insolite la métaphore de catastrophes en cours, mais qu’on déambule dans les tripes à Rungis ou qu’on marche sur des braises pendant un séminaire, on est si bien à Montmartre qu’on se surprend à accélérer la lecture de ces reportages pour revenir plus vite à ce décor et à ses personnages. On y est d’autant mieux, dans ce quartier, qu’y emménage Zoé, la nouvelle et charmante voisine dont Calude ne tarde pas à tomber amoureux, sans quoi nous ne serions pas dans un roman.
Mais Zoé n’est bientôt plus la dernière arrivante du quartier ; voici que la maladie vient l’y rejoindre. Calude le fumeur, comme son père avant lui, est atteint. Attention, mélo ! se dit-on. C’est sans compter sur Renaud Czarnes, le reporter, aussi froid et précis dans sa relation d’un entretien entre Calude et le médecin que lorsqu’il décrit un petit matin à Rungis. Et ce serait ignorer la pudeur de l’auteur qui sait alors donner au roman un tour plus grave, sans le rendre pesant. Hormis Calude, les personnages n’étaient que des silhouettes : Zoé soudain, est dessinée d’un trait plus précis. Quand les relations n’étaient jusque-là qu’esquissées, la façon dont l’amour de Zoé résiste à cette redoutable concurrente qu’est la compassion, mais aussi les non-dits et l’enjouement forcé qui souvent marquent la vie avec les malades, sont restitués avec justesse et légèreté. Mais ce qui vous marque le plus, c’est bien sûr Calude, et à travers lui le message de l’auteur : « Vivre comme si on était garé en double file ». Le personnage qui vivait au jour le jour, ignorant de l’avenir quand il en avait encore un, se met à former des projets quand son temps, peut-être, devient compté. Le compte à rebours déclenché par la maladie l’incite à faire quelque chose de sa vie : il s’attelle à sa thèse, à la pile de disques qu’il doit chroniquer, envisage un voyage en Italie. L’auteur s’entend à faire partager cette urgence, cette nécessité de ne pas attendre que la mort rôde pour se trouver un chemin à tracer…
Et puis, s’il y a la philosophie – Sénèque et Céline, la sagesse et le ricanement, sont convoqués pour un bref dialogue sur l’attitude face à la mort – il y a surtout la musique. Abordée sous tous les angles, à chaque coin de page ou presque. On sait que l’amateur de jazz, par son envahissante érudition, décourage souvent son entourage en cherchant maladroitement à le convaincre. Czarnes aura plus de succès dans ce prosélytisme car, s’il use parfois de didactisme - quand il nous explique le jeu de contrebasse en « walking » ou observe que le jazz a connu autant de périodes en un siècle que la musique classique en quatre - c’est avec parcimonie. Davantage que l’érudition, ce livre respire l’amour pour la musique, les musiciens, les instruments ; la contrebasse y devient un gros chat qu’on caresse dans le cou. On apprécie le musicien qui se cache derrière l’écrivain quand il s’épanche sur ses jeunes collègues virtuoses, des « agrégés de jazz » et Céline, à nouveau convoqué, le confirme : « La musique n’est pas la langue des virtuoses : ils la parlent comme on parlerait aujourd’hui le latin ».
Comment ne pas approuver ce que dit Calude sur l’effet de surprise, apanage des grands musiciens. L’humour n’étant jamais loin chez Renaud Czarnes, le rire surgit face à la déception consternée du « patient ordinaire » détaillant la discothèque de sa charmante voisine ? En mélomane exigeant, on se souvient avoir connu pareille mésaventure. Nous vient aussi un sourire à la lecture d’un cocasse passage de sociologie musicale où l’on apprend que le fan de rock se mettant au jazz a conscience de s’élever dans la hiérarchie sociale. Le ton variant sans cesse, à peine aura-t-on souri que l’émotion viendra en apprenant du héros qu’il tient la musique du trio belge Aka Moon pour le meilleur accompagnement d’une chimiothérapie et « Naïma » de Coltrane comme la musique idéale pour contempler la femme aimée. Aka Moon, donc, mais aussi Enrico Pieranunzi sont cités, ainsi que Patricia Barber et Youn Sun Nah : pas de doute, c’est bien le Czarnes amateur de ces artistes qui s’exprime à travers Calude et il n’en fait pas mystère.
Calude, au fond, vit l’existence dont, secrètement, il doit rêver : un travail intellectuel, pas de contraintes, écouter et jouer de la musique, écrire. Sans connaître l’auteur, le lecteur n’aura aucune peine à imaginer avec quel plaisir il prend place dans un club de la rue des Lombards puis, le concert terminé, remonte à pied vers Montmartre, rempli d’émotions laissées par Enrico Pieranunzi et Marc Johnson. Calude exprime l’amour de l’auteur pour Paris et pour ses clubs,et pour les musiciens qui, y vivant la nuit, refusent la vie de monsieur tout-le-monde. Du saxophoniste Barney Wilen, il se remémore, après l’annonce de sa rechute, cette phrase : « Les musiciens sont comme des navires qui se croisent dans la nuit ». On aimerait bien croiser, dans la nuit parisienne, le musicien Czarnes. Il se pourrait bien, alors, qu’on fasse connaissance avec un auteur…