Entretien

Sakina Abdou, l’explosion discrète

Rencontre avec la musicienne nordiste qui a enregistré un solo dans un prestigieux label étasunien et anime depuis une décennie la scène française.

La récente mise en avant de la saxophoniste Sakina Abdou par le label étasunien Relative Pitch n’aura surpris que ceux qui ne veulent pas s’intéresser à ce qui se passe dans les réseaux du jazz où l’on a appris à se gérer seul, loin des institutions et proche des collectifs. Voilà plus d’une dizaine d’années que le saxophone puissant, écorché et poétique de Sakina Abdou ravit les auditeurs d’orchestres comme Organik Orkeztra, La Pieuvre, ou les Pensées Rotatives de Théo Girard. En peu d’années finalement, la Nordiste est devenue incontournable et, de son duo avec Raymond Boni jusqu’à ce magnifique solo ne cesse de nous ravir. Rencontre avec une musicienne entière qui a des choses à dire et qui n’a pas fini de nous offrir des choses à écrire.

Sakina Abdou

- Sakina, pouvez vous vous présenter ?

Je m’appelle Sakina Abdou. Je suis née à Lille. Ma mère est aveyronnaise. Mon père est né au Niger et mort en France. J’ai découvert la musique enfant par le système « Voix du Théâtre » de mon père, qui était audiophile et avait dédié une pièce de la maison entièrement à l’écoute.

J’y ai été baignée de sons, de jazz, de musique du monde, notamment d’Afrique de l’ouest. C’est dans cette pièce, à 5 ans, que j’ai eu mon coup de foudre pour le saxophone. Un peu plus tard, ce sera dans une salle de répétition du Conservatoire de Lille que j’aurai mes premiers émois musicaux en travaillant du Bach à la flûte à bec. Puis, quelques années après encore, avec le saxophone à travers le jazz et l’improvisation libre.

J’ai pratiqué plusieurs instruments durant mon enfance, suivi un cursus de musique ancienne à la flûte à bec, de musique classique et contemporaine au saxophone puis de jazz parallèlement à des études aux Beaux-Arts ainsi qu’à une formation de pédagogie. Je prends aujourd’hui plaisir à mêler le tout. J’aime me livrer à des explorations d’approfondissement du langage en travaillant l’improvisation dans des canevas rythmiques ou harmoniques restrictifs puis à éclater le langage par l’improvisation libre en y sollicitant toutes mes ressources. J’essaie, autant que j’y arrive, de décloisonner mon esprit, mes expériences et mes pratiques pour m’ouvrir aux autres et à moi-même. De créer mon endroit et d’y inviter qui veut.

Je m’exprime aujourd’hui dans le monde du jazz contemporain à travers de grands ensembles comme le Red Desert Orchestra, 11H11, Pensées Rotatives, Organik Orkeztra, Moger Orchestra. Je pratique les musiques improvisées et expérimentales au sein de formations plus réduites comme Abdou/Dang/Orins , un quartet avec Peter OrinsJoke Lanz et Matthias Müller (France/Allemagne), le duo de saxophone Bi-Ki ? avec Jean-Baptiste Rubin. J’expérimente un jazz très ouvert avec le duo Abdou Boni et avec le quintet maloya Grand Sorcier de Stéphane Hoareau. Il m’arrive encore d’officier dans des contextes d’interprétation classique ou contemporain, comme j’ai pu le faire par exemple auprès de l’ensemble Dédalus, ou dernièrement avec le projet Flumunda de Christian Pruvost porté par Muzzix. J’ai sorti dernièrement un disque de jazz libre avec Raymond Boni sur le label Circum-Disc. Et enfin, très récemment, un solo de musique improvisée sur le label new-yorkais Relative Pitch Records avec lequel j’ai fait une tournée de 10 concerts aux USA avec le soutien de Face Foundation et du collectif Muzzix qui m’accompagne depuis longtemps. 

Un grand orchestre, pour moi, c’est toujours un modèle de société à part entière


- Voilà des années que votre nom est associé à des orchestres en grand format ; on pense au Red Desert Orchestra, à la Pieuvre, au Onze Heures Onze… Quelle est votre approche du grand orchestre ? Et corollairement, qu’est-ce qui vous a poussée à aller vers un propos plus personnel ?

Un grand orchestre, pour moi, c’est toujours un modèle de société à part entière. Entre la folie exubérante, rageuse et radicale de la Pieuvre, l’écriture poreuse et poétique du Red Desert, le cisèlement post M-Base du 11H11… C’est à chaque fois un univers indépendant bien spécifique avec sa musique, ses règles, les horizons uniques des musiciens et musiciennes qui la constituent. Ce qui me touche toujours dans le grand ensemble, peu importe les styles, c’est la rencontre de l’expression singulière et de l’effort collectif. Ce qui me plaît et me nourrit, c’est la richesse de toutes ces rencontres artistiques et humaines que j’empoche précieusement et m’approprie dans mon langage.

J’ai intégré des collectifs dès mes 14 ans. J’ai été fascinée par la magie de voir la musique se façonner en direct et à plusieurs. Travailler en grande formation, c’est souvent participer au processus de création par l’arrangement collectif, voir les choses se tisser, se détricoter, être au cœur du propos, découvrir et vivre un processus d’écriture singulier et pouvoir soi-même mettre de sa personne dans la reformulation de l’intention de départ. C’est passionnant artistiquement et socialement. Je pense qu’on m’a beaucoup sollicitée parce que j’apprécie autant de lire la musique, que de l’improviser, la travailler, l’interpréter, la chercher, la concevoir…

Grégoire Tirtiaux, Sakina Abdou, Antonin-Tri Hoang

Aussi, je n’avais pas spécialement ressenti jusqu’à présent le désir de faire un solo. Néanmoins, quand Kevin Reilly du label Relative Pitch Records m’a appelé pour me proposer une commande sur son label, j’ai tout de suite accepté. Saisir la grâce quand elle passe, comme dit le vieux dicton ! Dans un moment de ma vie où j’étais assez abattue, j’y ai vu une fenêtre pour tourner mon regard vers un nouveau terrain d’expression dans lequel m’engager. Je venais de perdre quelqu’un et investir un solo représentait pour moi à ce moment-là une manière positive et salvatrice d’investir artistiquement un grand sentiment de solitude intérieur, de guérir sans oublier. J’ai vécu ça comme une nécessité, il fallait que je le fasse peu importe le résultat.

- Vous êtes engagée au sein du collectif Muzzix, proche de musiciens comme Jérémie Ternoy. Est-ce que la dynamique collective est une chose importante pour vous ?

Dès mes 14 ans, j’ai pu participer à mes premières créations sur des musiques originales. A l’époque il s’agissait de lectures révolutionnaires de Prévert mises en musique avec le collectif Zoone Libre. Ma mère faisait la régie lumière et des costumes de récup’ complètement délirants. J’étais entourée d’amis et d’amies, de ma famille aussi. Les premiers spectacles étaient payés en couscous. Et le couscous était mangé le soir même. De très bons souvenirs en somme ! C’est au sein de ce collectif que j’ai rencontré beaucoup de camarades avec qui je joue encore aujourd’hui dont Christian Pruvost, Maryline Pruvost, Jérémie Ternoy et beaucoup d’autres encore… Le soutien affectif et social que j’y ai trouvé fait franchement partie des arguments qui m’ont fait choisir le « milieu » de la musique, qui brasse l’art et la vie souvent en même temps pour le meilleur et pour le pire.

Sakina Abdou

Plus tard, du côté du collectif Muzzix, j’ai été également chaperonnée, guidée, initiée, soutenue. Le collectif m’a permis de participer à pleins de superbes projets incroyables dans des cadres professionnels extra. Avec l’orchestre La Pieuvre on a pris le camion pour aller à Jazz à Luz, à Météo, Sonic Protest, Musique Action, etc… J’ai découvert la scène des musiques improvisées et expérimentales de cette manière. Et puis quand est venu le temps de monter des projets, j’ai tout de suite été accompagnée par le collectif mais aussi par l’excellent label de Peter Orins Circum-Disc.

Dans toutes ces expériences, le collectif a été comme une famille. J’y ai grandi, appris, entouré de personnes expérimentées et bienveillantes. La vie associative représente pour moi un endroit pour fédérer, se créer une marge d’action que j’ai encore aujourd’hui du mal à trouver ailleurs dans la vie. 

La dynamique collective, à mes yeux, c’est aussi des lieux comme « la Malterie », cette salle comme aucune autre dont la prog est confiée aux mains des artistes. Une fenêtre mondiale sur les musiques créatives à dix minutes à pied de chez mes parents à l’époque, et pour un prix d’entrée modique… Quelle chance ! J’ai pu y découvrir des artistes comme Tim Berne, Tom Rainey, Mary Halvorson, Joe McPhee, etc… Pour toutes ces figures de renommée internationale, Lille ce n’est pas le Zénith, c’est la Malterie !

La vie associative représente pour moi un endroit pour fédérer, se créer une marge d’action que j’ai encore aujourd’hui du mal à trouver ailleurs dans la vie.


Enfin, je suis la petite dernière d’une famille de 4 enfants et j’ai donc fait mon entrée dans l’univers directement dans la « cohabitation ». J’ai pris l’habitude de m’assoupir entourée de bruit, de vie, ce qui fait qu’encore aujourd’hui, je suis capable de m’endormir n’importe où, à la grande stupéfaction de mes camarades… En bref, la vie de groupe, c’est un peu comme un berceau pour moi, c’est naturel et je m’y sens plutôt bien.

- On vous a récemment entendue en duo avec Raymond Boni, vous avez travaillé avec Jean-Marc Foussat. Comment s’est faite cette rencontre ? On avait eu l’occasion de vous entendre avec TOC : l’approche de l’improvisation est-elle différente ?  

Tous les projets cités ici ont été des impulsions du collectif Muzzix qui initie des rencontres en tous genres depuis plus de vingt ans. Elles ont fortement irrigué mon parcours. Une grande chance de pouvoir rencontrer et jouer avec des personnalités émérites et hors norme comme Jean-Marc Foussat, Philippe Deschepper, Guigou Chenevier, Satoko Fujii, Michael Pisaro-Liu, Anthony Pateras, etc. On s’est rencontrés comme ça avec Boni, en quartet avec Nicolas Mahieux le merveilleux et notre magnifique et si regretté Pher Motury. C’était un « one shot » au départ puis sous l’impulsion d’Anne Montaron qui nous a invités en duo, Boni et moi, sur le plateau de « À l’improviste », on s’est mis à envisager de poursuivre encore un peu plus l’expérience. J’étais déjà très intéressée par la formule du duo que je pratiquais sous une forme expérimentale avec Jean-Baptiste Rubin dans Bi-Ki ?. C’était l’occasion de me frotter au duo dans un terrain de jeu cette fois-ci plus incliné vers le jazz.

Toutes ces rencontres sont effectivement toujours différentes. Néanmoins ce que j’y apprend à chaque fois, c’est à réagir et à me positionner dans de nouveaux contextes. Le métier d’improvisatrice, en bref ! Apprendre à découvrir, par le reflet et la perspective que créent les autres, l’étendue et les limites de son propre cadre ainsi que sa capacité à s’adapter, écouter et se faire entendre. La multiplicité de toutes ces expériences ouvre assurément mon champ de possibles, mais l’enjeu se situe pour moi plus au niveau de la connaissance et de la maîtrise de mon propre propos que sur des conflits d’esthétiques ou d’approches qui peuvent finalement toujours se rencontrer et cohabiter musicalement.

- Quels sont globalement les musiciens improvisés avec qui vous auriez envie de travailler ?

Les morts, les vivants, les voisins et voisines qui habitent à deux pas, celles et ceux qui sont à l’autre bout du monde… ça en fait un paquet je crois !
De manière générale j’aime bien sortir de ma zone de confort pour me frotter à de nouveaux contextes de jeu, autant que je me plais à approfondir les terrains déjà foulés. J’apprécie également toujours autant de creuser le sillon des chemins empruntés avec mes camarades de longue route… Il y en a beaucoup et je ne sais pas par où commencer !

Dernièrement je devais jouer en quartet avec Brian Chase, Brandon Lopez et Cecilia Lopez lors d’un concert à Brooklyn mais ces deux derniers ont été malades. On a fait un super concert en duo avec Brian Chase mais j’ai été déçue de ne pas pouvoir rencontrer les Lopez. J’espère que ce sera remis à une prochaine fois. On va bientôt travailler avec Ingrid Laubrock avec Muzzix, je m’en réjouis. Dans une toute autre approche de l’improvisation, il y a aussi Camel Zekri qui me parlait récemment d’une potentielle collaboration avec des joueurs de tambours du Niger… Ce genre de rencontres me prend complètement par les sentiments, c’est sûr !

- Est-ce que votre approche soliste est différente de celle qui a été la vôtre dans ce duo ?

C’est surtout le processus qui n’a pas enclenché les mêmes choses. L’exercice du solo est particulier en ce qu’il a de différent avec toutes les autres formations. Pour cet album solo, j’ai eu pour la première fois de ma vie la main sur toute la conception, l’organisation et la réalisation du processus. C’était très enthousiasmant pour moi, cette expérience de faire « à ma manière » et de m’autoriser les idées les plus folles sans me freiner sur la potentielle extravagance de mes lubies. Ma petite folie aura été de vouloir enregistrer seule chez moi. J’ai préféré investir dans mes murs que réitérer l’expérience du studio que je connaissais déjà un peu. J’étais séduite par l’idée de bâtir quelque chose au long cours et en toute indépendance. J’étais aussi attirée par l’expérience de quasi « retraite » qui consistait à enregistrer sans témoins, totalement seule. 

Dur car le studio c’est un peu comme aller chez le psy, il faut que ça te coûte pour faire le boulot ! On paie et ça pose un cadre temporel dédié à la formulation de quelque chose.


Mon ami ingénieur du son Alexandre Noclain a réfléchi avec moi à un dispositif d’enregistrement avec différents types de micros, captant de l’intérieur de l’instrument jusqu’au large de la pièce, disséminés dans l’espace du proche au lointain. On a posé des marquages au sol autour d’une chaise qui m’était dévolue et qui n’a pas bougé durant tout le processus d’enregistrement. Celui-ci s’est étalé approximativement sur deux mois. Alexandre a posé les micros, fait des préréglages puis m’a laissé gérer l’ordinateur et la carte son afin de lancer les prises par moi-même. On a fait une sorte de prémix qui me permettait de jouer et de pouvoir m’écouter dans la foulée. Voilà, c’était parti ! À plusieurs niveaux j’ai trouvé ça dur autant qu’intéressant.

Dur car le studio c’est un peu comme aller chez le psy, il faut que ça te coûte pour faire le boulot ! On paie et ça pose un cadre temporel dédié à la formulation de quelque chose. Autrement dit on réserve, on aligne, on y va deux ou trois jours et peut importe ce qui se passe quand on sort, on aura la matière de son disque. Parce qu’il le faut, parce que ce cadre nous fera accoucher de notre musique quoi qu’il arrive et que cette dernière se formulera dans ces contraintes. On aura à faire un disque avec ce qui en est sorti. 

Là, c’est un peu différent. C’est l’illusion du temps infini, le fantasme absolu de l’absence de contrainte. On descend quand on veut dans son studio de poche, comme dans une vie parallèle (on peut même enregistrer en pyjama kangourou si on veut). J’avais réservé des zones larges dans l’agenda mais je continuais néanmoins à poursuivre ma vie d’artiste avec concerts et résidences de travail à l’extérieur.

Ça parait idéal de prime abord, cette création libérée de toute entrave. Et pourtant ce n’est pas si simple ! Seule, il faut recréer la charge et l’urgence de créer. Sans public captif, il faut trouver d’autres raisons de tenir la parole, de l’accepter et de faire avec, quoi qu’il en coûte à la musique, pour finir l’objet de son discours. C’est précisément cette frontière entre l’exercice et le jeu que j’ai trouvée difficile à apprivoiser. Seule, on a le loisir d’apprécier différemment ce qui sort, de ne pas en être convaincue, de s’arrêter, de recommencer. Le piège c’est de commencer à « travailler » et à écrire une forme qui décante. Moi je ne voulais pas écrire, je voulais improviser. Et le travail de l’improvisation c’est justement de travailler à jouer du « maintenant » et non pas travailler à construire un « maintenant » pour un « après » (ce qui serait plutôt de l’ordre de l’interprétation). 

Pas simple donc, mais en fin de compte j’en suis très contente. J’ai vécu ça comme une expérience, un rite presque. C’est quelque chose qui m’a renforcée dans le fait d’exprimer quelque chose, de l’assumer et de le tenir. De ne pas passer par l’adresse au public et de me parler directement de moi à moi en toute sincérité. J’ai à deux reprises organisé un petit concert d’appartement pour me remettre en situation de jouer devant des gens. La première fois devant une petite jauge, la deuxième devant juste une seule personne, mon compagnon et pianiste Jérémie Ternoy, qui m’a accompagnée et a tenu le rôle d’oreille extérieure durant tout le processus. C’est un tout autre état de jeu et de rapport au temps. On y sent la charge de présence maximisée, l’attente et l’impatience de chacun. Même le silence ne sonne pas pareil.

Au final j’ai construit mon disque en collectant ces différents moments et en les reconstruisant sous la forme d’une arche et d’une narration imaginaire. J’y suis parfois seule, parfois accompagnée… à vous de trouver quand !

Sakina Abdou, Antonin-Tri Hoang

- Vous publiez Goodbye Ground, votre premier solo ; c’est le label étasunien Relative Pitch qui le publie. Comment les avez-vous rencontrés ? Vous sentez-vous une proximité avec certains musiciens coutumiers du catalogue comme John Butcher, Signe Emmeluth ou Ingrid Laubrock pour ne prendre que des saxophonistes ?

Quand Relative Pitch Records m’a passé commande pour mon solo, j’ai tout de suite consulté leur catalogue irrigué de tous ces artistes que j’ai trouvés vraiment fantastiques. Quand on trouve quelque chose excellent, on ne ressent pas forcément l’envie, le besoin, ou même la capacité de faire « mieux ». Ça n’avait pas de sens pour moi de chercher à gravir une marche supplémentaire de la pyramide à ce niveau.

J’ai préféré placer mon ambition a un autre endroit. Je me suis dit que je ne voulais pas chercher forcément à « inventer » de nouveaux sons, un nouveau langage, un nouveau genre mais plutôt à utiliser le vocabulaire que j’avais récolté jusqu’à présent de manière assez cloisonnée pour le formuler plus largement et à « ma » manière. Quelque chose de personnel plus que quelque chose d’innovant donc. Mon souhait, c’était de ne pas chercher à inventer des mots mais de trouver mon propre accent. En me disant que si j’arrivais à faire entendre mon accent, j’arriverais à faire entendre ma langue. Et faire entendre sa langue, c’est quelque chose d’inédit en soi car ce qu’on a à dire, personne d’autre ne peut le dire. C’est donc cette nouveauté-là que j’ai prospectée en toute humilité.

Lors de la session d’enregistrement que j’ai ouverte au public, Laurent Rigaut, un ami de longue date, quelqu’un qui m’a accompagnée dans ma découverte du free jazz et de l’improvisation, un père en quelque sorte, m’a fait un superbe retour. Il m’a dit qu’il n’avait rien entendu qu’il ne connaisse déjà mais que ma mise en parole personnelle, il la découvrait ce soir-là et qu’il en avait été captif et touché. Mon compagnon me dit souvent que lorsque quelqu’un s’exprime pour dire quelque chose de vrai et de personnel, cela suffit pour être convaincant et incontestable. Eh bien c’était exactement ce que je cherchais, alors ça m’a beaucoup touchée !

- Votre approche du solo est assez simple, directe. On perçoit que vous aimez les sons bruts. Quels ont été vos modèles ou vos inspirations dans ce travail très intime ?

Au sein de l’arche musicale de mon disque, j’utilise un jeu hybride qui emprunte à différentes approches du jazz qui se sont montrées parallèles voire incompatibles durant mon parcours mais que j’ai souhaité ici mêler.

La chaise est un compromis.

« Goodbye Ground », c’est comme un rite de passage. Au départ j’ai recomposé une narration à partir de séquences d’enregistrement choisies et j’ai pensé le tout en trois parties « Dilatation. Destruction. Atomisation. » Bon, je ne trouvais pas que ça faisait de très beaux titres ! Alors j’ai cherché du sens, j’ai commencé à me raconter une histoire. L’idée du sol m’a beaucoup parlé. Le sol, c’est plein de choses. C’est l’endroit d’où on vient, celui où on va. « Devenir sol » (le titre du premier morceau) c’est le fait de se réconcilier avec l’endroit où l’on se trouve. Le sol c’est ce qui lie car on partage tous le même sol. Les sols communiquent. Il y a l’idée de la distance et de l’unification en même temps. Dans le cadre du premier morceau ça représente aussi une « matière temps », comme un bloc. Une transformation de l’instant en durée. Ça me parle aussi de l’état d’improvisation, du lâcher-prise dans un « faire » qui gomme peu à peu un « vouloir » et un égo. 

Le sol c’est aussi la fondation, pour moi ça représente la naïveté, l’état de conscience zéro. C’est un appui, le référentiel premier sur lequel on construit notre présence et notre rapport au monde mais dont on n’a pas tout à fait la conscience. C’est comme toutes ces choses dont on ne saurait s’imaginer qu’elles puissent finir un jour ou se dérober et qui pourtant, à un moment, craquent. Il faut alors apprendre à s’en détacher. Tout ça provoque alors une certaine forme d’arrachement. On est dans l’air, on n’est nulle part, dans un entre-deux. Un « jamais plus comme avant » et une difficulté à savoir où poser « l’après ». On a perdu le sol premier, celui dont on n’a pas conscience et qui n’a pas de fin. On ne peut néanmoins pas en répliquer un deuxième. On doit bouger mais on ne sait plus où poser le pied. Comment retrouver une assise ? La chaise est un compromis.

Et c’est aussi à partir de ce processus de distanciation du sol qu’on est en mesure de planter des choses. Planter des chaises sur lesquelles d’autres aussi pourront s’asseoir. Un ancrage portatif !

Dans le disque, le deuxième morceau, qui est central, représente cette bascule. Il fait prisme dans le langage. Il pulvérise puis transforme. C’est un moment de dichotomie qui permet l’éclosion de nouvelles langues. Après ça, avec la « Planting Chairs » suite, on suit la route d’une constellation de petites monades qui forment un nouvel ensemble et ouvrent sur un avenir de possibles. 
 
- Globalement, quelles sont vos influences musicales ?

Mes influences musicales sont très larges. En ce qui concerne le saxophone, j’aime tout autant l’espace poétique de Jimmy Giuffre, que la verve et la pugnacité de Jackie McLean, l’humanité brute de Roscoe Mitchell, la spiritualité de Wayne Shorter, la souplesse et la classe de Cannonball Adderley, la clarté du discours de Eddie Harris… Étudiante, j’ai beaucoup écouté le Liberation Music Orchestra ; j’affectionne la musique de Carla Bley. Je suis par ailleurs aussi sensible à la chanson et aux univers singuliers de personnalités comme Björk, Gainsbourg, Boris Vian ou encore Robert Wyatt. Adolescente, je pouvais éprouver la même transe à écouter In a Silent Way de Miles Davis qu’à danser sur Orquesta Aragón ou sur du Fela Kuti. À côté de ça, je fonds toujours autant quand j’entends « The Atomic Mr. Basie » ou Duke Ellington.

J’ai adoré travailler les pièces minimalistes de Tom Johnson avec Dédalus et la musique contemporaine d’Andriessen à la flûte de pan, c’était un sacré délire aussi. Je suis autant fascinée par les systèmes d’écritures responsoriales qu’on peut trouver dans les jeux de flûte de bergers peuhls que ceux des jeux de hoquets baroques, médiévaux ou contemporains. J’ai un amour particulier pour les aspérités des timbres rugueux et complexes des instruments traditionnels africains et je peux parfois traverser un concert de musique bruitiste avec la même écoute. Enfin et surtout, j’ai également été très influencée par tous mes contemporains, Jean-Baptiste Rubin, Jean-Luc Guionnet et le trompettiste Christian Pruvost et sa palette sonore incroyable dont le pavillon me chatouille l’oreille depuis plus de vingt ans.

J’ai une affection particulière pour la veine du free jazz. J’aime ce pied posé dans l’héritage du jazz mêlé à la porosité à toutes autres influences, l’ouverture et la transgression comme une brèche possible de chaque instant. Entre autres choses, la musique qu’elle a donnée me touche. Comme dans la musique ancienne, je suis sensible à son éloquence, son souffle, son exubérance, la souplesse de ses traits et la radicalité de ses contrastes. Parce que beaucoup de personnes qui m’ont pris sous leurs ailes humainement et artistiquement, des « grand frères » avec qui j’ai appris l’improvisation dans un cadre presque « familial », l’ont traversé dans leur jeunesse, j’ai l’impression d’en hériter et d’en être en partie pétrie. Je me sens également en lien avec la démarche de cette musique qui cherchait à l’époque à étendre les limites des cadres sentis comme trop étroits pour y faire exploser toute l’étendue de l’expression. 

Sakina Abdou

Personnellement, si je cherche à briser quelque chose, ce n’est pas le langage, ce sont ses limites. Je ne cherche pas à casser les codes à tout prix comme une posture, à aller à l’encontre de l’existant par principe. Il m’arrive de jouer enragé mais j’aspire aussi à cultiver l’apaisement car avec le temps je me méfie de toute posture trop bien assise et par là encline à s’aliéner, se raidir et s’épuiser dans sa propre caricature. J’adore casser, c’est sûr, mais parfois je préfère gommer, d’autres fois étirer juste un peu. Je suis à la recherche de cette mobilité. Tantôt avec force et brutalité, tantôt avec souplesse et douceur. Ce qui m’importe, c’est plutôt ce que ces gestes ouvrent et font germer dans l’expression.

Si j’ai une radicalité, elle se trouve peut-être à cet endroit que j’essaie de pousser de manière transversale dans les esthétiques et les langages. Une musique inclusive plus qu’une remise en cause.

- Est-ce que ce solo est le point de départ d’un travail plus centré sur votre musique, qu’on avait déjà entendu avec Barbara Dang et Peter Orins ?

Envisager la musique en tant que « leadeuse », ça n’a jamais été une obligation pour moi mais c’est vrai qu’à la suite de ce premier solo qui symbolise une démarche d’autodétermination, je commence à sentir l’envie de continuer à développer ce nouveau champ qui s’est ouvert à moi. J’ai souvent eu un pied dedans, un pied dehors des délimitations esthétiques que me proposaient les cadres que je rencontrais, à l’école et dans les salles de concert. J’allais vers différentes traditions dans une démarche d’appropriation, néanmoins j’avais le sentiment de pouvoir m’y retrouver en partie mais jamais en totalité. Les différents cursus artistiques que j’ai menés de manière parallèle, c’était par curiosité autant que par plaisir, mais peut-être aussi pour tenter de « m’intégrer » dans les courants, de me rassurer en tentant de gagner un sentiment de légitimité à être « plurielle ».

Si je cherche à briser quelque chose, ce n’est pas le langage, ce sont ses limites.


À l’époque, le fait de ne pas être bien aligné avec les cadres n’était pas très valorisé. Alors sans dire que j’en ai souffert, j’ai au moins l’impression d’avoir dû travailler un peu plus pour obtenir une légitimité professionnelle à suivre ma propre voie. Et la voie de l’improvisation s’est effectivement peu à peu installée comme un sillon central dans lequel toutes mes expériences artistiques pouvaient se déverser. J’ai compris que le champ y était infini et qu’il ne tenait qu’à moi de m’y faire pousser en entier, et plus en partie. Ça correspond à un moment de ma vie où j’ai eu envie d’arrêter de me chercher ailleurs qu’en moi et de « cultiver » mon langage sans ressentir le besoin de « l’adopter ». Improviser, c’est faire avec ce qu’on est et ce qu’on a sans avoir le sentiment de manquer. C’est aussi se sentir la légitimité de s’exprimer sans plus attendre qu’on nous en donne l’autorisation.

J’ai envie d’approfondir l’exploration de projets persos sans néanmoins arrêter de travailler la musique des autres qui me nourrit et m’enrichit encore. J’aime toujours travailler dans des cadres restrictifs, avec contrainte, ouvrir des fenêtres sur des langages singuliers puis jouer en roue libre, tout faire exploser et converser dans d’autres contextes.

Sakina Abdou © D.R

- Quels sont les projets à venir ?

J’ai envie de continuer à tourner en solo un maximum. L’expérience de faire 10 concerts d’affilée lors de ma tournée aux USA en novembre, c’est quelque chose que j’ai vraiment adoré : ça m’a vraiment propulsée dans une lancée, une énergie particulière, ça m’a fait puiser dans de nouvelles ressources pour finalement jouer comme je n’ai pas l’habitude de jouer.
Prochainement, on s’apprête à défricher un nouveau programme avec 11H11 en collaboration avec The Khu dans un processus de travail entièrement axé sur l’oralité. Puis il y a également un nouveau projet « Hamma » de Camel Zekri qui va voir le jour avec Éric Échampard, Claude Tchamitchian et Guylaine Cosseron. Une tournée du Red Desert Orchestra avec les 6 musiciennes maliennes du Kaladjula Band à venir aussi autour du projet « Kogoba Basigui ». Une extension du trio Shan de Julien Pontvianne, Ariel Tessier et Pascal Charrier en préparation, un projet fanfare de Sylvain Bardiau avec Jérémie Piazza et une création d’un projet maloya rotatif de Stéphane Hoareau et Théo Girard autour de la voix de Christine Salem. Après plusieurs semaines de « terreau » à la rencontre de plein de territoires et de ses habitants, la création aussi du programme « Rhapsôidía » de l’Organik Orkeztra de Jérémie Ternoy et Kristof Hiriart qui s’annonce pour l’été. 

Enfin, on est actuellement en pleine tournée The Bridge avec Julien Chamla et Julien Pontvianne du côté de la France et avec Ugochi Nwaogwugwu et Coco Elysses du côté de Chicago. On se prépare à faire bientôt le dernier concert de la tournée à la Dynamo et on aura la chance d’avoir Nicole Mitchell comme invitée. Ce concert sera intégré à deux jours de conférences passionnantes sur l’afrofuturisme, organisés par cette dernière en partenariat avec Alexandre Pierrepont.