Entretien

Sanem Kalfa, l’appassionata

La vocaliste et violoncelliste est une personnalité surprenante et douée.

Sanem Kalfa © Henning Bolte

La chanteuse Sanem Kalfa, originaire de Trabzon sur les bords de la Mer Noire, vit et travaille à Amsterdam depuis une douzaine d’années après des études à Ankara et Groningue.

Sanem Kalfa © Bart Grietens

Sanem Kalfa est un phénomène : un oiseau libre, robuste et coloré, mais aussi vulnérable. En flux continu, elle jongle avec différentes forces et sources internes comme externes : avec ce qui est dans l’instant ; avec ce qu’elle est encline à négocier ; avec la manière dont elle veut et peut influencer la vibration des âmes voisines ; avec la manière dont elle sent qu’elle peut exister en donnant de la couleur, du mouvement et du sentiment.
Son registre vocal, sa flexibilité et son inventivité sont étonnants. Après avoir remporté le concours de voix au Festival de Montreux (sous la présidence de Quincy Jones) en 2010, elle aurait pu envisager une carrière conventionnelle, mais elle s’est installée à Amsterdam pour s’épanouir et trouver sa voie en s’intégrant à la scène locale et en collaborant avec des artistes évoluant dans d’autres disciplines artistiques. Un récent exemple de son travail interdisciplinaire est sa collaboration au spectacle Rock To Jolt [] Stagger To Ash du chorégraphe Alexis Blake.

Sanem Kalfa présente donc bien d’autres facettes que le rôle conventionnel de chanteuse. Elle ne peut pas non plus être classée dans la catégorie « art vocal ». Les facultés et les qualités de sa voix sont exploitées pour exprimer des émotions intérieures.

Produire des sons : sources, secrets


Kalfa utilise de multiples approches pour joindre complètement les aspects intérieurs et extérieurs de l’expression, y compris les mimiques et les gestes. Elle se glisse dans la peau d’une chanson où son épiderme absorbe les vibrations et les mouvements de la composition.

C’est une artiste qui s’intéresse aux secrets et aux merveilles de l’esprit et de l’âme, pour le meilleur et pour le pire. Son travail avec la voix, son activité de création musicale et son interprétation sont un moyen d’explorer, de découvrir, d’articuler, d’exprimer et de célébrer ces domaines. L’auditeur risque en permanence d’être confronté à des sons qui se situent en dehors des formes conventionnelles et codifiées par la société. Pour elle, interpréter une chanson ne consiste pas simplement à répéter une forme transmise et reçue, mais à en découvrir les différentes couches en donnant une certaine latitude pour exprimer et articuler les voix intérieures et extérieures, confrontant ainsi le soi à l’esprit collectif et au conventionnel. Il ne s’agit jamais d’une étude clinique, mais toujours d’un jeu ludique et joyeux.

Quand elle parle de ses préférences pour produire des sons, elle déclare : « Je suis vraiment fascinée par l’aspect découverte. Il y a en effet d’innombrables possibilités pour produire des sons à l’aide de notre corps. J’essaie de laisser les choses venir d’elles-mêmes et d’apprécier au fur et à mesure ce qui se produit ».
Cette petite phrase contient son credo artistique tel qu’il se manifeste dans sa pratique artistique. Cela signifie qu’elle s’appuie sur ce qui est profondément intérieur et intuitivement accessible, et peut être appliqué organiquement.

Fuensanta Méndez, Sanem Kalfa & Sun-Mi Hong © Bart Grietens

En outre, Kalfa est une voix très sensible au contexte, dotée d’une forte capacité à transformer et à intégrer des situations imprévues. Le fait qu’elle soit un être vocal, théâtral, audacieux et naturel, aux capacités riches et restant ouvert, la rend toujours surprenante et étonnante. Pour autant, il est difficile de prédire et de décrire en détail ce qu’elle fera lors d’une prochaine représentation. Par exemple, rien ne sert de décrire minutieusement ce qui se passera dans le projet Invisible Columns : la description susciterait des attentes et, par conséquent, réduirait ou effacerait la détection et la prise de conscience de l’invisible.

Produire des sons : la voix authentique


« Je me pose toujours la question suivante : est-ce la vraie Kalfa qui parle ? Il y a tant de musique, de pensées, de gens, d’endroits et d’événements autour de nous. Je crois qu’il est important de savoir se positionner pour agir de la manière la plus authentique possible alors que toutes ces choses se produisent autour de nous. C’est en fait une question d’équilibre entre ce que nous donnons et ce que nous recevons. Tout ce qui est naturel et sincère me touche aisément ».

Selon elle, la voix est la corne de brume de l’âme : « L’âme utilise la voix comme un canal qui traverse notre corps. Peut-être le canal le plus concret. Vous pouvez l’appeler une corne de brume ou par un autre nom qui vous passe par la tête ».

La voix physique et ses caractéristiques peuvent nous diriger dans le brouillard. Elle peut nous alerter en cas de danger. Elle peut vous séduire et vous inciter à suivre, à vous immerger et même à vous abandonner. Elle peut apaiser et ouvrir au deuil et à l’acceptation. Elle peut vous fouetter pour que vous passiez le seuil de la cruauté. C’est un organe et un instrument humain central lorsqu’il s’agit de diriger les gens. « À ce titre, elle doit être judicieusement utilisée », insiste Kalfa.

Elle peut aussi nous faire découvrir des abîmes et des ombres opaques et menaçantes. Elle peut conjurer et guérir. Si nous n’avions pas ce moyen impulsif de relier l’intérieur à l’extérieur, nous serions seuls dans un enfer de bruits intérieurs ou dans une grotte morte avec des battements de cœur étouffés. Kalfa déclare : « Je l’imagine ainsi : les émotions déclenchent des mouvements du corps et le corps réagit aux sons ».
Selon elle, écouter au sens large est essentiel à l’émergence et au modelage de la musique : « La musique va de la terre au ciel. Elle est tout et elle est partout ». Elle estime que les musiciens sont des intermédiaires qui rendent la musique écoutable. Ils reçoivent les sons et les filtrent ou les sculptent afin de les rendre attractifs.

Sanem Kalfa © Henning Bolte

Deux exemples actuels de son processus créatif : Televizyon et une version élargie de Miraculous Layers.

Televizyon est une nouvelle formation issue de son duo avec la pianiste Marta Warelis, auquel viennent s’adjoindre le contrebassiste Ingebrigt Håker Flaten et le batteur Nasim López-Palacios Navarro, originaire des Canaries et établi à Amsterdam. Le groupe invente une musique qui pète le feu, inspirée du chatoiement du tube cathodique et de sa toile de fond sonore farfelue. Elle est issue de souvenirs d’un temps où le poste était allumé toute la journée, devenant une sorte de papier peint. Vous n’aviez pas à la regarder mais ce fond sonore parvenait à s’immiscer dans votre tête. Plutôt qu’un cauchemar, le groupe évoque une joyeuse fête avec une touche de Blondie ou même des Mothers of Invention.

Miraculous Layers défrichera de nouveaux territoires avec la saxophoniste Tineke Postma. Le groupe a commencé à travailler sur l’extension de son répertoire avec une stratégie basée sur le spectacle vivant, développant la musique à partir des caractéristiques musicales inhérentes aux paroles, conduisant à des résultats quelque part entre la composition et l’improvisation. Le jeu de Kalfa au violoncelle jouera un rôle plus important pour mener à la fois à une nouvelle dichotomie et à une nouvelle cohésion entre le saxophone et le violoncelle.

Il est évident que Kalfa a une prédilection pour le travail en duo, qui se manifeste dans des combinaisons prometteuses avec le guitariste Teis Semey, la pianiste Marta Warelis, le pianiste Harmen Fraanje et la percussionniste Sofia Borges (Whispers&Cries).
La musique de Kalfa est plurielle et la mènera sûrement vers des entreprises multidisciplinaires encore inconnues.

par Henning Bolte // Publié le 14 mai 2023
P.-S. :

En route
En juin 2023, Sanem Kalfa sera artiste résidente au North Sea Round Town (NSRT), un festival qui se déroule à Rotterdam du 22 juin au 9 juillet. Toute la ville sera impliquée, y compris des fermes des environs.
Sanem Kalfa donnera une série de concerts et s’investira dans des projets avec des danseurs et d’autres musiciens. Elle travaillera notamment avec le trompettiste Ambrose Akinmusire, le magicien de l’électronique Jan Bang et le maître de l’orgue et des claviers Kit Downes au sein d’Invisible Columns ; avec l’exquise pianiste Marta Warelis et le turbulent contrebassiste Ingebrigt Håker Flaten avec son nouveau groupe Televizyon ; ainsi qu’en duo en compagnie du violoniste/guitariste George Dumitriu ou du trompettiste d’origine ghanéenne Peter Somuah, une étoile montante de la scène de Rotterdam.
Le 21 juin, elle se produit au BIMhuis avec Miraculous Layers qui comprend la saxophoniste Tineke Postma, la pianiste Marta Warelis et la batteuse Sun-Mi Hong.