Scènes

Sclavis l’initiateur

Sclavis et son projet Napolis’ Wall.


Lors du festival Sons d’Hiver 2002, le nouveau quartette de Louis Sclavis a eu l’occasion de donner au théâtre du Lierre la première d’un étonnant projet intitulé Napoli’s Walls. Petit retour sur un drôle de travail en pleine maturation.

Comme Louis Sclavis aime à le répéter en public, Napoli’s Walls prend pour partie racine dans le travail du plasticien Ernest Pignon Ernest, à qui l’on doit entre autres des affiches qui une fois achevées, sont imprimées sur les murs de la ville : le cadre du tableau en devient alors la ville même. Il s’agit de dessins en noir et blanc, représentant aussi bien des corps émergeant des soupiraux de la ville que des personnages inspirés de l’œuvre de Caravage. L’homme aime ainsi à placarder les points cruciaux du milieu urbain vivant : le regard porté sur l’environnement en ressort transformé et orienté par une nouvelle mise en sens de l’espace urbain, comme de l’œuvre picturale.

Sclavis s’explique : « Je m’étais dit que je ferais un travail musical sur son propre travail, et cette envie en a rencontré une autre, liée au désir de monter une nouvelle formation qui par rapport à mon quintette apporte quelque chose de neuf, avec laquelle je ferais quelque chose que je n’avais pas encore fait. »Vincent Courtois (violoncelle) restant fidèle au poste, Hasse Poulsen et Médéric Collignon sont les nouveaux venus. Le premier joue de la guitare, de la guitare préparée ainsi que des rochers desquels émanent, comme autant d’échos urbains, des sons mats ou brillants ; il a même une certaine pratique de la « viole de guitare » que le sieur de Sainte-Colombe n’aurait pas forcément répudié. Quand au second, il est un fervent adepte du bugle, de la trompette comme de la voix humaine et a de surcroît à son actif d’être un oiseau rare de la voix inhumaine, du drum’n’bass et du champ magnétique ; toutes les villes ont aussi leur ondes et leurs résidents animaux. Vous me direz qu’à la lecture on a du mal à imaginer comment tout cet ensemble pourrait sonner… A dire vrai, imaginez le plus loin, vous serez encore très loin du compte.

A certains moments de ce concert de bout en bout passionnant, à la fois drôle, ardu et émouvant, on sera époustouflé par le caractère novateur du son d’ensemble, où l’énergie du cri s’allie de manière tellement inattendue avec la densité d’une structure harmonique très écrite. Mais pour notre plus grand bonheur, cet alliage n’est pas pur, un certain « mauvais goût » - maladie honteuse typiquement française diraient certains - s’affirme avec grand naturel, tandis que le corps se laisse appréhender plus que de coutume en allant ça et là jusqu’à se faire corps dansant aux détours de mélodies soudain chantantes. La ville est avant tout un espace populaire, c’est en cela qu’elle n’est jamais un salon. La ville est crasseuse, parfois vulgaire mais toujours creuset d’un élan ; on le sait, la ville c’est surtout la rue. (Pino Minafra doit être un voisin.) Ceux qui côtoient volontiers l’univers de Sclavis seront étonnés de se retrouver ainsi en terrain aussi familier qu’étrange : la musique y est moins sombre, tout en demeurant aussi puissante. Avec Napoli’s Walls, un certain décalé s’installe qui rafraîchit. « Je compose sur une image, ou plutôt sur l’idée que je m’en fais, à ce titre, Napoli’s Walls est une pure fiction sur Naples ; ce projet n’a nullement vocation à décrire Naples ou le travail d’Ernest Pignon Ernest. A partir de son œuvre, je cherchais surtout un appui émotionnel. Lorsque l’on se donne un sujet pour point de départ, on ose des choses auxquelles on aurait pas songé autrement. Partir de quelque chose d’extérieur à la musique désinhibe : le sujet sert de tuteur, de prétexte ou de laisser passer et d’un seul coup, on a le droit. » Ce nouveau jalon du parcours musical de Louis Sclavis s’impose une nouvelle fois comme volonté de défricher cet espace culturel qu’on a coutume de mettre à l’enseigne des « musiques contemporaines créatives ».

L’écriture de Sclavis a fréquemment démontré sa fécondité dans le recours qu’elle fait à des figures musicales - du jazz avec Ellington notamment, du classique avec Rameau - à des pays (Chine), des images cinématographiques (Bertrand Tavernier et bien d’autres scènes), ou encore à des animaux (Chameaux), des minéraux (Bouteilles) et des pieds de nez aussi (Le chien aboie et la clarinette basse)… Si l’on pense avoir saisit ce qui nous vaut ce dernier ancrage dans l’œuvre originale d’un plasticien, on peut cependant se demander, pourquoi Naples et ses murs ? "Je cherchais à comprendre ce que c’était que les murs d’une ville d’abord, puis ceux d’une ville comme Naples, qui possède un immense passé. Un passé qui se vit au présent dans la mesure où dans la langue napolitaine, il n’existe pas de futur. L’improvisation trouve là une organisation chaotique
parfaite qui lui ressemble, car dans l’improvisation non plus il n’y a pas de futur." On peut lire l’histoire d’une ville à travers les âges, pour cela il suffit de prêter quelque attention à la sédimentation des archives inconscientes que l’architecture générale - et les murs en particulier - affichent à l’adresse de ceux qui veulent bien s’y pencher un instant. Edifications menées à bien par différentes générations, singularité de roches parlantes ou accommodations, strates, rajouts et rafistolages, tous ces signes ont le pouvoir de libérer secrets et confessions d’un site donné. Lus par le quidam du coin cela donne cette bienfaisante sensation du chez-soi, par le géologue cela produit des datations mâtinées d’anthropologie et ainsi de suite selon l’angle d’attaque. Sclavis n’est pas allé à Naples et accessoirement, il n’est pas documentariste. Ce qu’il en ressort pour l’heure, c’est un réjouissant renouvellement de la sensibilité lié à un entremêlement des registres pour le moins dépaysant.

Mise en place de moteurs rythmiques simples qui propulsent de longues improvisations sur le pavé de la scène et autant d’ombres, de violences qui fissurent les profondeurs de la clarinette basse. Attaques et fermeté des instruments à corde, désordres pulsés, cadences, bruits, rondes, quasi-kermesses d’ailleurs - années cinquante, peut être en Italie ? - et… Collignon. « Médéric apporte des couleurs, des saveurs et très peu d’inertie : avec lui ça bouge beaucoup ». Ca bouge beaucoup ? Feux d’artifice de beat jungle saccadés, étalant une palette de sons percussifs réalistes ou enveloppes acoustiques épaisses et saturées, élaborées sur l’écume de la vague techno, performance électro-vocale engendrant des coulées de son lourdes et larges comme du heavy metal, humour omniprésent et présence scénique hors du commun ; Médéric Collignon semble tout droit sortit d’un univers de bande dessinée en inventant, pardonnez-moi du peu, quelque chose d’hybride tenant aussi bien du Marsupilami que du tigre de Tasmanie. Un concert où la chair des murs se télescope dans un langage tout entier contenu dans son présent ? Un événement sonore où se bâtissent à vue d’œil des cathédrales traversées par la vibration sonore émanant des quatre coins du quartette ? Sclavis initiateur donc.

C’est au Triton des Lilas, dans la salle d’un club qui n’a pas encore deux ans et qui cherche lui aussi à définir son identité, qu’eurent lieu début avril, la seconde et la troisième de Napoli’s Walls. A nouveau présent, nous guettions avec intérêt les différentes transformations et mutations que ces quatre piliers sauraient infliger à ce répertoire de musique… inclassable. C’est « le concert qui amène la définition de la musique car c’est d’abord là qu’elle existe et c’est plongé dans l’énergie du concert que l’on s’aperçoit des ses qualités et des défauts ; en ce sens, le contact avec le public révèle l’achèvement d’un travail ». Pour Sclavis peut être plus que pour d’autres, le live est avant tout un laboratoire. A l’instar du sculpteur dont le travail consiste à retrancher de la matière afin de laisser se dégager les contours d’une forme : pour Sclavis compositeur, « le principal du travail consiste à éliminer ».

Nous patienterons donc jusqu’à ce que le scalpel des prochaines représentations publiques ait fait son effet pour, qui sait, pouvoir peut être bientôt contempler ce curieux espace sonore dans son plus simple appareil.