Chronique

Shahin Novrasli

Bayati

Shahin Novrasli (p, voc), Nathan Peck (b), Ari Hoenig (dms)

Label / Distribution : Bee Jazz

L’Azerbaïdjan n’est indépendant que depuis moins d’un quart de siècle, mais son apport à l’art pianistique date d’avant la dislocation de l’Empire soviétique. On pense bien sûr à Vagif Mustafa Zadeh et, plus proche de nous, à sa fille Aziza, qui ont su investir dans le domaine du jazz le potentiel improvisationnel du mugham, musique modale fondatrice de la culture du pays. Le jeune Shahin Novrasli vient, avec Bayati, son premier album, s’inscrire dans cette tradition. Précoce prodige doté d’un beau bagage classique, il sait intégrer à sa musique de nombreuses influences, entre Orient et Occident comme entre classique et jazz.

En témoigne cette formidable interprétation du Prélude en mi mineur de Chopin, que le pianiste disjoint avec élégance pour le tirer vers le jazz, bien aidé en cela par le jeu coloriste du batteur Ari Hoenig. Dans la forêt actuelle des trios avec piano, posséder une identité propre est à la fois une gageure et une absolue nécessité. Il serait commode de comparer Novrasli à Tigran Hamasyan. Même jeunesse, même impétuosité, même virtuosité, même région du monde… Mais remisons vite la comparaison avant que les géographes ne s’étranglent en même temps que les musicologues. A l’écoute d’un morceau comme « Bayati Shiraz », traditionnel mugham déconstruit par Novrasli, on comprend que le goût prononcé pour les rythmiques complexes appuyées par une main gauche insatiable servent le raffinement d’une musique abstraite et entêtante plutôt qu’une world tapageuse. Lorsque Novrasli se prend à chanter quelques secondes en azéri, c’est dans un morceau saturé de groove (« Fir&Giz ») qui semble prendre davantage ses distances avec le mugham, comme pour mieux brouiller les pistes, ou pour rester maître d’un propos foncièrement singulier.

Avec une rythmique dont la solidité ombrageuse du bassiste Nathan Peck est une indéfectible base, le trio nous épargne les cascades harmoniques à la mode. Que ce soit dans ses habiles compositions (« Autum Of Love ») ou en revisitant des traditionnels azéris, Novrasli préfère la densité à l’éloquence. La progression par cycles de Bayati permet à Hoenig, avec qui le pianiste entretient manifestement une relation privilégiée, de distiller une polyrythmie subtile et jamais envahissante. Ainsi, sur « Baga Girdim Uzume », leurs perpétuels entrechocs, allant parfois jusqu’à la rupture dans un éclat de rire, débouchent sur une approche anguleuse de ce traditionnel, dont il ne reste qu’un squelette qu’on peut habiller de toutes les émotions. Une belle découverte, à la fois prometteuse et déjà pleine de maturité.