Scènes

Souvenir d’été : Jazz Middelheim 2007

La 26ème édition du célèbre festival anversois a tenu toutes ses promesses.
Au programme, Tineke Postma, Misha Mengelberg, Lee Konitz, Toots Thielemans, Eric Legnini, Tania Maria et… Ornette Coleman.


Ce festival légendaire, qui accueille la crème du jazz international depuis près de 38 ans, fêtait cet été sa 26ème édition (le festival est organisé en alternance avec celui de Jazz Brugge depuis quelques années). Le soleil était de la partie durant les 5 jours et la foule, très nombreuse, avait envahi le très beau parc anversois. Une telle affluence devrait faire taire définitivement les rumeurs persistantes d’un abandon possible de cet événement, et encourager les organisateurs à continuer à proposer une programmation toujours aussi brillante et pointue. Mais il est question d’un rapprochement éventuel avec l’organisation du Blue Note Festival de Gand. Voilà de quoi rester optimiste…

Au programme de ce premier jour, les femmes étaient à l’honneur.
Tineke Postma ouvre les festivités. Jolie fille blonde dans une robe à paillette, sourire charmant et belle présence, Tineke distille son jeu par touches sensibles et précises. Les notes s’enchaînent les unes aux autres à la manière d’un fil de soie. À l’alto, le son est velouté et les attaques sont souples.

Tineka Postma © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Ça swingue gentiment, tout est bien carré et bien en place. Il n’y a pas trop d’espace pour des impros interminables et, malheureusement, pas trop non plus pour plus de prises de risques. Postma laisse cependant assez de liberté au pianiste Marc Van Roon pour développer un jeu chatoyant ( « Synchronicity » ) et parfois nerveux ( « A Journey That Matters » ). Bref, elle va à l’essentiel et les motifs de ses compositions sont simples et efficaces. L’influence de Wayne Shorter (dans ses jeunes années) est parfois assez évidente, surtout lorsque Postma est au soprano.

Tania Maria © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Changement de registre avec la chanteuse et pianiste brésilienne Tania Maria, qui a bien envie de faire danser le public. Après un démarrage en douceur, elle fait monter la température, aidée en cela par l’excellent percussionniste Mestre Carneiro. TaniaMaria passe du piano au synthé et enchaîne la bossa ( l’éternel « Agua de Beber » ) et des morceaux parfois plus « funk ». À la batterie, Tony Rabeson injecte de temps à autre des couleurs un peu plus jazz. Mais c’est la Choro, la chanson ou la danse qui l’emporte. Tania arrive même à faire chanter la salle et lui faire claquer des doigts avant de terminer avec ses succès : « Come With Me » ou encore « Ça c’est bon ». Et c’est vrai que c’était agréable.

Salvatore Bonafede, Greg Cohen et Joey Baron © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Retour à la délicatesse et à l’écriture ciselée avec le nouveau projet de la pianiste Myriam Alter, entourée d’un line-up de rêve. Il y a là d’abord une partie de la rythmique de John Zorn : Joey Baron et Greg Cohen. Mais aussi Pierre Vaiana au soprano, John Ruocco à la clarinette et Jacques Morelenbaum au violoncelle. Et Myriam Alter au piano ? Non, Myriam Alter a composé tout le répertoire mais restera assise au-devant de la scène à écouter son œuvre, laissant le clavier aux mains de Salvatore Bonafede. La musique d’Alter emprunte à la valse et au classique parfois, pour développer un jazz sépharade subtil. Car ici tout se joue dans la finesse. La musique serpente et s’enroule autour de mélodies souvent mélancoliques. Joey Baron imprime un groove tout en légèreté ( « Still In Love » ), utilisant la plupart du temps les balais ou les paumes. Ruocco est, lui aussi, d’une virtuosité et d’une sensibilité remarquables sur « Not So Far » ainsi que lorsqu’il dialogue avec Morelenbaum sur « I’m Telling You ». Sur la longueur, on perçoit « les ficelles » et l’on aimerait un peu de variation dans la construction de certains morceaux. Pas de quoi, cependant bouder son plaisir, l’émotion faisant le reste. Le public ne s’y trompe pas, qui réserve une standing ovation à ce sextet ( septet ? ) rafraîchissant et de grande classe.

C’est Dianne Reeves qui clôture avec élégance cette agréable journée.
Egale à elle-même, la chanteuse enchaîne les balades et le swing nerveux avec une aisance sans pareille. L’habituel bouquet de fleurs à ses côtés, elle est accompagnée de son trio classique : Reuben Rogers à la contrebasse, Greg Hutchinson à la batterie et Geoff Keezer au piano. Reeves met rapidement tout le monde dans sa poche. Elle alterne moments intimes et temps forts et ses scats volcaniques suivent les balades radieuses. Elle ne semble toujours pas remise de sa rencontre avec G. Clooney qui lui a permis de jouer et de chanter dans le film Good Night and Good Luck. Quant à nous, lorsqu’elle termine son show avec le sensuel « One For My Baby », on ne résiste pas non plus.

Misha Mengelberg © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Deuxième jour du festival. L’affluence est toujours aussi forte. Et c’est rassurant. Surtout quand on sait qui sera sur scène : Misha Mengelberg invité par Mâäk’s Spirit. Pas vraiment pour les oreilles frileuses, avouez-le. La configuration du groupe sur scène surprend déjà : en avant-plan, au centre et dos au piano, la batterie d’Erik Thielemans. Face à lui, Jeroen Van Herzeele (ts), Laurent Blondiau (tp) et Jean-Yves Evrard (g). Derrière, à la contrebasse, Sébastien Boisseau. Vin blanc à la main et bob sur la tête, Mengelberg jette quelques notes. On se cherche, on se jauge… Il faut rappeler que l’impro est totale - rien n’a été ni répété ni décidé. Petit à petit, les musiciens se découvrent. Le feu couve et la pression monte. On frotte les percussions, on frappe les cordes. Tout est sens dessus dessous. Les souffleurs surfent sur le haut des vagues d’une mer houleuse, déchaînée, presque indomptable…

Mâäk’s Spirit © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Mais Mäâk’s Spirit sait aussi installer un climat mystérieux quand seuls les balais (voire les sacs en plastique) de Thielemans soufflent des réponses aux notes dispersées du pianiste et du guitariste. Très inspiré, le groupe s’envole vers une musique d’une liberté délirante tandis que Mengelberg se lève, gesticule et éructe des sons gutturaux. Mäâk’s se disloque… chaque musicien change de place, se balade sur scène, va jusqu’à jouer dans les coulisses. On rentre, on sort, on siffle, on voyage. Le moment est intense, excitant et incroyable. Avec de tels musiciens, on est sûr d’une chose : le jazz n’est pas mort et le free jazz n’a pas encore fini de nous tournebouler.

Lee Konitz et le BJO © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Retour à un jazz plus traditionnel ensuite : Lee Konitz était l’invité de l’excellentissime big band dont la renommée a largement dépassé les frontières belges depuis belle lurette : le Brussels Jazz Orchestra. Ce soir Ohad Talmor tient la baguette et l’orchestre entame le concert avec le très swinguant « Sound Lee ». Il s’essaie à un jeu plus déstructuré sur « June 5 », entre cool et calypso, mais on ne voit pas vraiment où veut aller l’ensemble. De plus, Lee n’a pas l’air de suivre. Pourtant, les interventions à la guitare de Peter Hertmans (excellent), ou le solo grave et presque sombre de Nathalie Loriers au piano laissent entrevoir quelques espoirs… Hélas, les arrangements restent assez conventionnels et l’on dirait que Konitz et Talmor ne profitent pas totalement du potentiel du big band.

Toots Thielemans © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Le troisième jour, devant une salle pleine à craquer (qui déborde, même), accompagné par Hans Van Oosterhout à la batterie, Bart De Nolf à la contrebasse et Bert van Den Brink au piano, Toots Thilemans offre un concert brillant. Il enchaîne avec fougue et passion « Waltz For Sonny », « The Days of Wine and Roses » sur des tempos enlevés avant de poursuivre avec un magnifique mélange de « I Loves You Porgy » et de « Summertime »… Aucun temps mort. Van Oosterhout imprime avec beaucoup de justesse des rythmes ondulants. De Nolf, en discret mais précieux contrebassiste à la sensibilité et à la rythmique sûres, intervient avec finesse sur ces mélodies intemporelles. Toots, avec son humour habituel, raconte alors au public sa rencontre avec Lee Konitz avant d’inviter ce dernier à le rejoindre sur scène. Konitz semble un peu plus à l’aise avec cette petite formation qu’avec le BJO la veille. Ils improvisent sur « Cherokee » comme de vieux amis à qui on ne la fait plus, puis reprennent « Body And Soul » ou encore « Giant Steps ». Heureux, l’harmoniciste nous offre alors une version sensible de « For My Lady » avant de déclencher l’hystérie dans le public avec les premières notes de « Bluesette ». Sans cabotinage excessif, il fut simplement magnifique ce soir-là.

Nils Wogram © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Place au quatrième jour et à l’excellent quintet du tromboniste allemand Nils Wogram. Root 70 - tel est le nom du groupe - n’hésite pas à mélanger les genres, et passe d’un bop assez classique au dub ou au reggae en faisant un détour par un jazz très contemporain. Nils Wogram et ses compagnons élargissent les frontières sans se poser trop de questions et proposent une musique expressive et jouissive. « Eat It » en est, à ce propos, un bel exemple. Après avoir démarré dans le chaos bruitiste, on s’envole vers un thème aux accents latins. Puis, on s’adonne aux breaks et aux questions-réponses qui confèrnt une belle dynamique aux morceaux. Simon Nabatov, très percussif, joue toujours la surprise et le rebondissement. Le saxophoniste Hayden Chisholm sonne parfois à la manière d’un Paul Desmond sur des thèmes plus intimistes. Le groupe est soudé, énergique et rageur, et dans les moments intenses, comme sur « The Myth », on sent comme l’influence d’un Mingus. À suivre avec attention.

Dré Pallemaerts © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Moins explosif ou fonceur qu’à l’habitude, le trio d’Eric Legnini nous gratifie d’un concert posé et détendu, laissant beaucoup d’espace aux mélodies et aux développements des thèmes. Cela permet d’apprécier encore mieux la qualité et la finesse de ses compositions. Avec Dré Pallemaerts à la batterie à la place de Franck Agulhon, le trio offre des versions poétiques de « Trastevere » et « Night Fall » avant d’attaquer un vif « Miss Soul » introduit à la contrebasse par un long et beau solo de Matthias Allamane. Legnini improvise à son tour une magnifique introduction à « La Starda ». Éblouissante interprétation qui donne la chair de poule. Et comme si cela ne suffisait pas, il remet ça avec un « Back Home » plus gospel et churchy que jamais. Maginfique trio.

Découverte totale ensuite, avec Dez Mona. Est-ce du jazz ? du rock ? de la pop ? Le chanteur aux allures de diva (Gregory Frateur), ne le sait pas lui-même. Toujours est-il qu’on cherche parfois le lien entre sa musique et un festival de jazz. Un titre de Nina Simone en rappel, suffit-il ? Après tout, pourquoi pas ? Le chant rappelle parfois Klaus Nomi. On y trouve aussi, par moments, les intonations d’un Tom Yorke (Radiohead) ou d’un Brian Molko (Placebo). Les ambiances sont généralement sombres, les thèmes assez dépressifs, et le tout se termine presque immanquablement en explosions hystériques. On nage entre ambiant pseudo-classique et rock progressif. Bien qu’intéressant par moments (il faut souligner quelques performances vocales étonnantes) l’ensemble est crispant et parfois si excessif qu’il en devient touchant. Bizarre…

Matthew Herbert © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Pour terminer ce quatrième jour, délire total et bonheur complet avec le Matthew Herbert Big Band. Ce « bidouilleur » de génie (Dr Rockit, Radio Boy) mélange la dance intelligente (écoutez le merveilleux Bodily Functions), les expérimentations musicales hors normes (Plat du jour, enregistré uniquement avec des bruits de déglutitions, de mastication, de cris de cochons, de poules en batteries et autres sons en rapport avec la (mal)bouffe…) et le jazz façon Glenn Miller. Et c’est absolument génial et étonnant. Sur scène, Herbert échantillonne en temps réel toutes sortes de sons pour en créer des beat. Ce soir, tout a commencé avec un « cliquetis » de verre de vin rouge sur les dents… Le mélange « électro » et orchestre de swing fonctionne à merveille. Et ce qui marche sur disque (album Goodbye Swingtime) marche encore mieux sur scène. Car ici, le spectacle est très visuel. Herbert fait de la musique avec des journaux déchirés (ce qui amène une belle bataille de boulettes de papiers), des ballons de baudruche et même, en rappel, avec des flashes d’appareils photo. Derrière ses machines ou son accordéon rose, il s’amuse autant que les musiciens et le public. Voilà sans doute une façon intelligente de mêler house et jazz. Même les jazzeux y succombent. Gros succès bien mérité pour ces musiciens anglais.

Au programme de ce dernier jour : Jef Neve Trio, Nic Thys, Bert Joris Quartet et … last but not least, Ornette Coleman ! Sold out ! La tente déborde. Il y a de l’overbooking dans l’air…

Nicolas Thys © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Nic Thys se présente ce soir avec quelques belles pointures du jazz américain. Tous nés en 68 ! D’où le nom du groupe : 68 Monkeys… Aux saxes : Tony Malaby (tenor) et Andrew D’Angelo (alto), au piano : Jon Cowherd, à la guitare électrique : Ryan Scott, aux drums : Nasheet Waits et bien sûr, à la contrebasse : Nicolas Thys. Excusez du peu… Cependant, l’ensemble manque un peu d’esprit de synthèse. On aurait aimé des morceaux plus concis. Tout commence en force avec « It’s Been A While », d’une puissance incroyable, et se termine plus ou moins dans le même esprit avec « Munich ». Entre les deux, ces belles compositions, sobres et parfois mélancoliques, manquent un peu de tension. Bien sûr il y a les solos monstrueux du guitariste, qui rappelle parfois le phrasé d’un Kurt Rosenwinkel. Et puis, surtout, il y a les saxophonistes qui jouent aux frères ennemis : Malaby, posé et solide, et D’Angelo, nerveux, explosif et toujours d’attaque. On ne demande donc qu’à les revoir.

Bert Joris © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes
Bert Joris©Jos L. Knaepen

Le quartet de Bert Joris nous invite ensuite à écouter un jazz pur jus. Le trompettiste démarre directement avec le très nerveux et swinguant « Mr Dado », en hommage à son vieux complice le pianiste italien Dado Moroni. Ce dernier n’attend pas son tour pour sauter dans le groove. Ça rebondit, ça swingue et ça improvise à tout va. Les thèmes écrits par Joris sont limpides, à l’instar de son jeu au phrasé raffiné, clair et précis. Entre « Magone », « Anna », « Triple » ou « King Combo », il alterne bugle et trompette avec pertinence. Philippe Aerts allie comme toujours virtuosité et musicalité extrêmes à la contrebasse, alors que Dré Pallemaerts (décidément omniprésent dans ce festival) joue avec de subtilité. Pas de bavardage superflu dans les solos vertigineux de Moroni, le groupe va droit au but. La bonne humeur est communicative et la complicité est visible. Bert Joris mérite sans conteste de se retrouver sur les podiums des meilleurs festivals de jazz d’Europe et d’ailleurs…

Ornette Coleman © Jos L. Knaepen/Vues sur Scènes

Et enfin, le grand moment tant attendu. Celui que l’on pouvait redouter aussi. La peur d’être déçu est proportionnelle à l’attente… Heureusement, Ornette Coleman est au rendez-vous. Et de quelle manière ! Quel concert ! Derrière le célèbre altiste, le fils Denardo Coleman est aux drums. Et autour d’eux : trois bassistes ! Charnett Moffett et Tony Falanga aux contrebasses et Albert McDowell à la basse électrique. Fidèle à la dialectique colemanienne, le premier morceau ( « Jordan » ), court et concis, explose d’intensité. Le groupe revisite ensuite la plupart des morceaux du dernier album, Sound Grammar. Le drumming énergique de Denardo est excessivement physique et impressionnant. Aucune faiblesse, aucune baisse de régime. Ça joue à du 200 à l’heure. Falanga use beaucoup de l’archet, imposant souvent un jeu grinçant, étrange, parfois plaintif (« Sleep Talking »), et trouve toujours une réplique cinglante à donner au saxophoniste. Les autres bassistes trouvent des ouvertures et improvisent avec une clairvoyance subjuguante. Ornette, qui intervient parfois à la trompette ou au violon, dirige sans diriger. Le groupe se trouve les yeux fermés. C’est d’une précision magistrale dans les breaks, les stop and go, les relances. Tout est réglé au cordeau et reste pourtant d’une incroyable liberté. Ça voyage, ça échange et ça ose tout le temps… Qui joue quoi ? Comment naît cette musique ? Difficile à dire. Serait-ce cela le fameux principe « harmolodique » du maître ? Après un superbe « Turnaround », Tony Falanga ébauche le « Prélude de la suite N°1 » de Bach et Denario fait alors éclater le morceau de quelques frappes puissantes avant que le groupe n’atomise carrément le thème dans un délire free ébouriffant. Grand et énorme concert. La salle debout applaudit à tout rompre. Ornette fait distribuer une à une les fleurs du bouquet qu’il a reçu aux femmes des premiers rangs avant de revenir offrir, à tous cette fois, un « Lonely Woman » plus magique que jamais. On croise les doigts pour que la prochaine édition de Jazz Middelheim soit aussi exceptionnelle, tant par sa programmation que par son affluence.