Entretien

Stephan Crump se jette à l’eau

Slow Water (Papillon Sounds), le dernier enregistrement du contrebassiste américain, est son projet le plus ambitieux à ce jour.

Stephan Crump @ Nathan James Leatherman

Dès le plus jeune âge, la contrebasse fascine Stephan Crump. Natif de Memphis, il s’installe à New York en 1994. Depuis, il figure parmi les musiciens les plus créatifs de sa génération et s’emploie à affiner des concepts originaux. Stephan Crump a eu l’obligeance de s’exprimer en français – sa mère est française – durant notre entretien réalisé à Chicago, une étape de sa récente tournée en solo.

- La contrebasse n’était pas votre premier instrument, n’est-ce pas ?

Non, mais j’ai toujours voulu jouer de la contrebasse. J’ai toujours été attiré par la basse, que ce soit la basse électrique ou la contrebasse. Ma théorie est que mon père qui est fana de jazz avait sa chaîne hi-fi juste de l’autre côté du mur de ma chambre. Il passait beaucoup de jazz. Alors après le dîner, quand j’allais faire dodo, j’avais Percy Heath qui traversait le mur, sa contrebasse me servant de berceuse. C’est une belle théorie, mais je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours été attiré par la contrebasse. Cependant, ma mère a insisté pour que je commence avec le piano quand j’avais à peu près 6 ans. Je m’étais plaint au départ mais aujourd’hui je suis très reconnaissant d’avoir cette fondation musicale et je travaille presque tous les jours au piano.

Stephan Crump @ Gérard Boisnel

- Vous avez également joué du saxophone alto. Comment l’étude de ces instruments vous aide-t-elle aujourd’hui à composer ?

Bon, le saxophone alto, c’était en cinquième et en quatrième. J’étais dans une école publique qui avait un très bon programme de musique. Nous avions un orchestre qui n’avait pas d’instruments à cordes. L’instrumentation était la même que celle d’une fanfare. J’ai accepté de jouer du saxophone alto probablement à cause de l’influence du jazz qu’écoutait mon père. Il avait l’habitude de me demander en écoutant des disques : « Est-ce que tu reconnais cet instrument ? C’est quel saxophone ? » Et puis, au moment où j’ai commencé le saxophone alto, j’ai reçu pour Noël ma première basse électrique. J’avais 13 ans.

Pour en revenir à votre question, c’est difficile à dire, surtout pour le saxo. Mais dans le cas du piano, c’est peut-être l’instrument le plus clair pour étudier la musique. Tout est là devant vous. Mais plus tard, le problème est que les notes sont définies. On ne peut pas explorer les espaces entre les notes. En outre, la plupart du temps, les idées pour des compositions me viennent quand mon corps est en mouvement, par exemple quand je vais me promener ou que je fais du vélo. Les relations entre ces cycles de mouvement me donnent des idées rythmiques, ou même de mélodies.

La musique pour moi est quelque chose de spirituel.

- Vous parlez souvent de magnétisme. Pouvez-vous nous dire de quoi il s’agit au juste ?

Je suis en train d’achever un livre où je note des idées, mais ce sont des idées que j’essaie de clarifier en donnant des leçons privées ou des master classes. Quand je fais des tournées, je cherche toujours à passer dans les universités ou des conservatoires parce que ça fait partie de ma mission d’offrir quelque chose de valeur aux autres. Mon but est d’aider les élèves à s’impliquer plus en profondeur dans la musique. Trop souvent, lorsqu’on étudie la musique, on se concentre sur ce qui existe à la surface – la technique, l’harmonie, les accords. Bien sûr, c’est fascinant et très important. Mais on ne parle pas assez de la présence du musicien dans l’acte de jouer. Il faut par exemple se concentrer sur le souffle. La musique pour moi est quelque chose de spirituel. Par conséquent, j’essaie d’ouvrir une porte vers un monde où tout est énergie. Le magnétisme est l’énergie qui relie les gestes musicaux. Et on crée cette énergie avec une intention qui vient de l’endroit au plus profond de soi tout en étant dans l’instant présent.

Stephan Crump @ Peter Gannushkin

- Estimez-vous important de transmettre votre savoir ?

D’un côté, je souhaite rester humble quant à mon savoir, notamment si je me compare à mes héros. Mais, je suis conscient que j’ai également beaucoup de choses à offrir car j’ai des idées que peu d’autres musiciens ont. J’ai aidé pas mal de gens à mieux jouer de leur instrument sur le plan technique, et à mieux comprendre la musique. Mais j’essaie également de les aider à créer une musique plus profonde et à interagir avec les autres membres d’un groupe. Dans un monde de plus en plus capitaliste qui traite presque tout comme un objet, il devient de plus en plus important de baliser un chemin spirituel et de voir ce que la musique peut nous offrir.

- Vous avez parlé de héros. Quels sont les musiciens qui vous ont le plus influencé ?

C’est une très bonne question à laquelle il est toujours très difficile de répondre parce qu’on va toujours oublier quelqu’un. Parmi les contrebassistes, si je devais en nommer un seul, ce serait Ray Brown sur le plan rythmique et pour la joie dans son feeling. Comme Bach, il définit l’harmonie et la structure d’un morceau si clairement. Ensuite, il est en mesure de passer la vitesse supérieure en créant une mélodie au cœur de la mélodie ou en agrémentant la mélodie.

Parmi les autres musiciens, il y a Percy Heath, que j’ai déjà mentionné, ainsi que Ron Carter, Charles Mingus ou Richard Davis qui a été une forte influence – il est plus féroce et prend plus de risques que Ray Brown. Son jeu sur Astral Weeks de Van Morrison m’a beaucoup frappé. Car il n’y a pas eu que le jazz. J’ai grandi en jouant du rock, du blues et du funk à la basse électrique, où mes influences ont été Chris Squire de Yes, Geddy Lee de Rush, John Paul Jones de Led Zeppelin, Paul McCartney, Sting, « Duck » Dunn de Stax Records, Jaco Pastorius, Pino Palladino ou James Jamerson.

Pour revenir à la contrebasse, je dois citer Charlie Haden. Et Dave Holland, bien sûr. Il a été une si grande influence que j’ai été obligé d’arrêter d’écouter ses enregistrements après l’université. Il incarnait complètement le contrebassiste moderne. Il a fallu que je recherche d’autres influences. Je dois aussi mentionner Eddie Gomez qui m’a inspiré sur le plan mélodique – il est sans pareil. À une époque, j’écoutais le disque You Must Believe in Spring de Bill Evans trois à cinq fois par jour. J’étais comme obsédé par les échanges entre le piano et la contrebasse, sans négliger ce que faisait Eliot Zigmund à la batterie.

Je voulais aussi révéler le magnétisme des gestes.

- Vous êtes au milieu d’une tournée en solo. Quelle est la principale difficulté de cet exercice ?

La plus grande difficulté est aussi le principal intérêt à faire ce genre d’exercice. Encore une fois, il s’agit de trouver une présence dans l’effort. C’est le format où le musicien est le plus vulnérable. On ne peut pas s’appuyer sur les autres ou trouver l’inspiration dans ce que jouent les autres. Dans ce cas, il est essentiel de se trouver au plus profond de chaque instant. Et c’est très difficile de rester constamment dans le moment présent. En même temps, c’est ce qu’il y a de plus attirant dans cette situation. Et quand cela marche, on parvient à une intimité radicale.

Stephan Crump, Cory Smythe et Ingrid Laubrock @ Reuben Radding

- D’où vient le concept du nouvel album, Slow Water ?

Cela fait des années que j’ai l’intention de former un projet autour de ma relation avec les étendues d’eau. Cela a commencé avec le Mississippi, car j’ai vécu à Memphis jusqu’à l’âge de 18 ans. Le fleuve est la raison pour laquelle la ville existe.

Alors, il y a un an et demi, j’ai été invité par la Shifting Foundation à proposer un projet. Ils ont aimé mon idée et je me suis aperçu que la somme que je pouvais obtenir me permettrait de faire quelque chose de plus ambitieux, d’avoir un groupe plus important. Ces dix à quinze dernières années, j’ai formé des duos et des trios à l’instrumentation inhabituelle, notamment sans batterie, afin d’explorer les sons infinis de la contrebasse. Je voulais aussi révéler le magnétisme des gestes et amplifier l’impact de chaque geste en raison du moindre nombre de musiciens. Avec ce nouveau groupe, je voulais me lancer le défi de retenir l’essentiel de mes expériences en duo et en trio dans un groupe avec plus de musiciens.

L’idée était aussi d’évoquer les changements causés par le réchauffement climatique aux étendues d’eau qui m’ont marqué. Aussi, à la fin de mon dernier entretien avec cette fondation, ils m’ont recommandé la lecture de Water Always Wins d’Erica Gies, une journaliste scientifique. Tout un chapitre était consacré aux castors, ce qui m’a amené à lire un livre de Ben Goldfarb sur les castors, Eager – un titre sur mon album est d’ailleurs « Eager ». L’industrie de la fourrure avait décimé ces animaux au milieu du 19e siècle. Avant, ils étaient partout en Amérique du Nord et leur activité ralentissait l’eau, ce qui renforçait la nappe phréatique. Les villes veulent contrôler l’eau alors que celle-ci cherche naturellement à s’étendre en coulant moins vite. Par conséquent, musicalement, le projet visait à moins contrôler les musiciens. Je cherche à leur faire confiance. Mais le leader doit être clair et ne pas être trop mou lorsqu’il dirige son groupe. Il faut inviter les autres à s’ouvrir. C’est le chemin que j’essaie de suivre et qui amène à une musique plus riche et plus profonde.

D’autre part, avec ce groupe, je voulais travailler avec une instrumentation différente mais surtout des musiciens avec lesquels je n’avais pas encore collaborer. Patricia Brennan (au vibraphone) et yuniya edi kwon (au violon) étaient les seules avec lesquelles j’avais un peu travaillé. Cela faisait partie du danger que j’étais prêt à affronter. Je voulais des musiciens qui viennent d’horizons différents. La moitié des morceaux sont presque entièrement composés avec des parties où les musiciens peuvent ajouter ce qu’ils ressentent tout en respectant l’atmosphère des zones humides. Durant l’enregistrement, le mixage, et même la mastérisation, j’ai cherché à protéger cette atmosphère. Pour les autres compositions, la partition ne contenait que quelques explications ou une petite idée. Dans ce cas-là, mon rôle était de guider le groupe pour composer ensemble, en étant dans le moment présent.